La lutte pour le respect des droits humains peut-elle intégrer une logique intersectionnelle ?

Ma vie sur la route. Mémoires d’une icône féministe – G. Steinem, 2019

Une chevelure châtaine qui épouse les traits d’une crinière de lion conquérant, des lunettes d’aviateur dissimulant un regard vif qui galvanise la foule : Gloria Steinem est l’icône qu’elle prétend être. Militante féministe de la première heure — depuis les années 1960 — et community organizer hors-pair, son personnage conquiert, son récit bouleverse. Gloria a sillonné les États-Unis, emportant dans sa valise les luttes pour les droits civiques, ceux des agriculteurs, des Amérindiens, des prostituées, des prisonniers, des homosexuels et même des hôtesses de l’air : aucune cause ne lui est étrangère, elle s’est toujours jointe aux combats de ceux qu’elle rencontrait sur son chemin.

Majuscule consacre quelques traits d’encre à cette autobiographie dont les histoires et les témoignages dressent un canevas d’ entorses aux droits humains aux États-Unis d’après-guerre. Chaque chapitre est enchâssé dans le précédent et résonne avec le suivant, rapprochant ainsi le combat des femmes incarcérées de celui des conductrices de poids lourds et/ou des agricultrices mexicaines. Cette trame narrative singulière m’a incitée à explorer comment le concept sociologique d’intersectionnalité (Crenshaw, 1989) — l’entrecroisement de diverses formes de discrimination liées au genre, à l’origine ethnique et à la religion — peut transformer notre compréhension et gestion de la lutte pour les droits humains.

Il existe, en effet, une intersectionnalité des violations des droits humains, où chaque manquement s’inscrit dans un cadre plus large de violations interconnectées, qui se renforcent et se légitiment mutuellement. Par ailleurs, l’octroi ou le refus d’un droit est historiquement lié à des dynamiques discriminatoires. Ainsi, lorsque Kimberley Crenshaw dénonce la double discrimination subie par une femme noire dans l’accès à l’emploi, Gloria déplore de son côté le déni du droit de vote aux populations autochtones d’Amérique jusqu’aux années 1970. Parce que la discrimination a une incidence sur les droits humains, la lutte pour leur respect ne peut être envisagée sans prendre en compte l’intersectionnalité qui sous-tend les violations de ces droits.

Pour donner sens à ces propos, les protestations des femmes amérindiennes recueillies par Gloria me semblent en constituer une illustration pertinente. En effet, la souffrance de ces femmes était liée à l’intersectionnalité qu’elles subissaient en raison de leur genre et de leur origine, se traduisant par un cumul de violations de leurs droits, comme celui à l’avortement et au vote. Par exemple, Gloria explique que les femmes autochtones victimes de violences sexuelles (avec un taux plus élevé que celui des femmes non autochtones) n’avaient pas accès ou avaient un accès restreint à une prise en charge médicale et psychologique. À cet obstacle pour engager des poursuites pénales s’ajoutait la restriction des compétences des autorités tribales selon le droit fédéral. L’intersectionnalité des discriminations mène donc à une intersectionnalité des violations des droits humains, notamment le droit à un procès équitable (Art. 10), à la santé (Art. 25), à la justice (Art. 8), et à la sécurité contre la violence (Art. 3).

Parmi les combats qui lui tenaient à cœur, Gloria s’est battue corps et âme pour le droit à l’avortement. Ayant elle-même eu recours à cette procédure en 1957, alors illégale, elle considère que sa pénalisation est avant tout d’ordre politique (p. 93) et intrinsèquement liée à un schéma discriminatoire. Le droit à l’avortement illustre parfaitement la manière dont les droits humains interagissent entre eux. Selon Amnesty International, le droit à l’avortement est un droit humain dont la violation porte atteinte au droit à la vie (de la femme), à la santé, ainsi qu’au droit de ne pas être soumis à des violences, des discriminations, des tortures ou à des traitements cruels, inhumains ou dégradants. Bien que ce droit ne soit pas expressément considéré comme droit humain — faute de mention dans un traité international – les droits auxquels il est lié figurent dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme (DUDH, 1948) et sont garantis par le droit international humanitaire (DIH).

Le récit de Gloria illustre bien que cette intersectionnalité des violations des droits humains s’appliquait également aux agricultrices mexicaines, aux prostituées et aux hôtesses de l’air, qui subissaient, en plus de violations communes en raison de leur genre, des violations spécifiques du fait d’autres critères discriminatoires. Pour les premières, ces manquements étaient liés à leur origine mexicaine ; pour les secondes, ils découlaient de leur métier ; et pour les troisièmes, ils étaient principalement associés à leur grade, les privant de leur droit à des conditions de travail équitables et satisfaisantes (Art. 23).

Aujourd’hui, ce droit est mis à mal par cette intersectionnalité qui prévalait du temps de Gloria. Que ce soit la décision Dobbs v. Jackson Women’s Health Organization (2022) de la Cour suprême américaine ou la loi restrictive sur l’avortement en Pologne, les justifications reposent sur un discours discriminatoire envers les femmes, mais également à l’égard des étrangers. Gloria raconte avoir été témoin d’une maladresse révélatrice des motivations sous-jacentes des militants pro-life contre l’avortement au Minnesota : un prêtre qualifia l’avortement de « suicide du monde occidental blanc ». Tout est dit. Aujourd’hui, ce discours discriminatoire refait non seulement surface, mais il s’est amplifié avec la montée des gouvernements d’extrême droite en Europe et le retour à la présidence de Trump. Cette justification n’est désormais plus voilée et prend la forme de body politics avec les théories du « grand remplacement », de « suicide de race », de nationalisme et suprémacisme agressifs.

L’exemple contemporain le plus tragiquement représentatif concerne le sort des femmes afghanes, victimes depuis 2021 d’un véritable « apartheid de genre. » En effet, les dirigeants talibans leur ont progressivement dénié la quasi-totalité des droits énoncés dans la DUDH. Concrètement, les femmes afghanes sont privées de leurs droits fondamentaux, tels que l’accès à l’éducation, à la santé, à la dignité, à la non-discrimination, à la protection contre la violence, à la liberté d’expression et d’association, à la participation politique, à la liberté de mouvement et au travail. Afin de comprendre l’intersectionnalité de cette violation en chaîne, il convient de considérer que cette oppression résulte d’abord :

  1. D’une première violation d’un droit humain dès 2021, à savoir l’interdiction de l’éducation secondaire et supérieure pour les filles, une mesure qui a inéluctablement entraîné d’autres violations (absence d’éducation = absence de travail = absence d’autonomie = absence de sécurité, etc.). Cette intersectionnalité de violations résulte, in fine, en un épuisement global des droits humains des femmes afghanes.
  2. Ensuite, d’une discrimination qui n’a rien à voir avec l’essence d’une religion (i.e. l’islam), mais qui repose sur une interprétation assujettissante et sévère de la charia, dissimulant une haine misogyne, sexiste et xénophobe. De fait, les femmes issues de groupes ethniques tels que les Hazara, Ouzbeks, Turkmènes et Tadjiks, sont privées de la totalité de leurs droits, y compris ceux relatifs au droit d’asile (Art. 14) et à la nationalité (Art. 15).

Combattre les mesures liberticides de ce régime taliban nécessite donc l’adoption d’une logique intersectionnelle régissant les droits humains. À l’instar de Gloria, qui a compris qu’elle ne pouvait se limiter à un seul combat, sauver les femmes afghanes passera par l’élimination de toutes les discriminations qu’elles subissent afin de garantir le respect total de leurs droits humains.

Quelques citations percutantes de Gloria Steinem:

« La démocratie, c’est quelque chose qui se fait chaque jour, comme se brosser les dents. » (p. 203)

« Non seulement il faut voter, mais il faut se battre pour voter. L’isoloir est le seul endroit sur terre où les plus faibles sont les égaux des plus puissants. » (p. 252)

« Si vous vous souciez des gens, ils se soucieront de vous. » (p. 154)

« Le surréalisme, c’est le triomphe de la forme sur le fond. » (p. 268)

Une réponse à « La lutte pour le respect des droits humains peut-elle intégrer une logique intersectionnelle ? »

  1. […] dans une logique intersectionnelle, que j’explore plus en détail dans un autre article de Majuscule. En effet, un enfant possède d’abord des droits en sa qualité indéniable […]

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