Ouïghours en danger : Quand la Thaïlande bafoue la responsabilité de protéger (R2P)

Kuzzat Altay via Unsplah
Le 19 janvier 2025, Rushan Abbas, présidente du comité exécutif du Congrès mondial ouïghour (WUC), a alerté la communauté internationale sur le sort de 48 hommes ouïghours détenus à Bangkok, en Thaïlande, depuis 2014. En effet, après onze ans de détention, ils sont menacés d’expulsion imminente vers la Chine, où le risque de torture et de traitements cruels, inhumains et dégradants est absolu.
Selon l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), ces hommes ont été arrêtés par les autorités thaïlandaises après avoir franchi la frontière pour échapper aux persécutions en Chine dans l’espoir de trouver protection. L’agence rappelle que ce groupe faisait partie d’une cohorte de plus de 350 Ouïghours, hommes, femmes et enfants, dont 172 ont été réinstallés en Turquie, 109 renvoyés en Chine et 5 décédés (dont un nouveau-né) en raison de conditions médicales inadéquates. En outre, elle a informé que 23 des 48 Ouïghours souffrent de graves problèmes de santé, incluant le diabète, des dysfonctionnements rénaux, des paralysies du bas du corps, des maladies de peau, ainsi que des affections gastro-intestinales, cardiaques et pulmonaires. À ces conditions de santé déplorables s’ajoute le fait qu’ils sont entassés à plus de 80 dans une cellule du Centre de détention pour immigrés (IDC), privés d’accès à un avocat et de visites, comme le rapporte Laurence Defranoux pour France Culture.
Ce cri d’alerte a immédiatement provoqué une résonance internationale avec de nombreux experts, journalistes et militants des droits de l’Homme qui ont exprimé leur indignation tout en exhortant la Thaïlande à ne pas procéder à cette déportation. Cependant, en parcourant les articles de presse et les communications d’organisations internationales – comme l’ HCR – un malaise s’est installé, comme une impression de vacuité du langage face à la gravité de la situation. En effet, il est frappant de constater le décalage entre les violations des droits humains qu’engendrerait cette déportation et la tiédeur des propos employés. Les verbes utilisés – « exhorter », « demander », « rappeler » – traduisent une condamnation au mieux timide, alors que la situation appelle à une réponse ferme et sans équivoque à l’égard de la Thaïlande. Cette modération dans les accusations est d’autant plus choquante qu’il existe des principes solides pour condamner l’attitude de la Thaïlande, notamment la sacro-sainte responsabilité de protéger (R2P). La R2P n’est mentionnée nulle part alors qu’elle devrait être brandie haut et fort ! Adopté il y a à peine deux décennies, ce principe serait-il déjà en voie d’obsolescence ?
Il est important de comprendre que cette détention ne s’inscrit pas dans le cadre d’une simple persécution, mais bien dans celui d’un véritable génocide des Ouïghours, perpétré par Pékin depuis 2014 sous le nom de « People’s War on Terror« . Il n’y a plus de place aujourd’hui pour les euphémismes, surtout depuis la publication du rapport de 2022 du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme qui confirme la perpétration de crimes contre l’humanité dans la région autonome du Xinjiang. Le sort des Ouïghours, tant en Chine qu’en Thaïlande, mérite une indignation plus forte ainsi qu’une plus grande justesse dans les termes employés. Si d’aucuns voulaient remettre en question l’emploi du terme génocide, ce serait insensé, voire ignorant, au vu de la définition du crime dans l’article 2 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Malheureusement, le peuple Ouïghour subit toutes ces atrocités : stérilisations et avortements forcés, séparations des familles, détentions massives et arbitraires, camps de rééducation, destructions du patrimoine culturel (langue, religion) ainsi qu’une surveillance et une répression de masse. Laurence Defranoux souligne la volonté de Pékin de « supprimer la civilisation Ouïghoure pour des raisons économiques, politiques et stratégiques » (09:06 minutes). J’ajouterais qu’il s’agit là encore d’une véritable stratégie planifiée et soigneusement dissimulée, comme ce fut le cas pour les génocides du XXe siècle. Les outils juridiques et les preuves existent, ce qui rend l’excuse du « nous ne savions pas » obsolète et inacceptable l’apathique condamnation de la Thaïlande par la communauté internationale.
Face à ces évidences, on doit s’indigner davantage, surtout lorsque la Thaïlande ne reconnaît pas le statut de réfugiés politiques aux Ouïghours et se fait complice du régime génocidaire de Pékin en jetant, littéralement, ces personnes dans la gueule du loup. Il est juste, comme le fait l’organisation à but non lucratif Campaign for Uyghurs, de condamner la déportation de ces 48 hommes comme une violation des obligations de la Thaïlande au titre de la Convention contre la torture et de sa propre loi anti-torture. Plus préoccupant encore, la Thaïlande bafoue de la pire façon la norme internationale de la responsabilité de protéger. Datant de 2OO5, il s’agit d’une « norme internationale qui vise à garantir que la communauté internationale ne manque plus jamais de mettre un terme aux atrocités de masse que sont le génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité« .
Ce principe conventionnel ne se limite pas à exiger des États qu’ils protègent uniquement leur propre population contre ce crime ; il établit également une responsabilité collective dans la prévention de tels actes. Ainsi, le document final du Sommet mondial (2005) souligne, aux paragraphes 138 et 139, que la communauté internationale : 1) devrait, le cas échéant, encourager et aider les États à exercer cette responsabilité et soutenir les Nations unies dans la mise en place d’une capacité d’alerte rapide, et 2) par l’intermédiaire des Nations unies, a également la responsabilité d’utiliser les moyens diplomatiques, humanitaires et autres moyens pacifiques appropriés, conformément aux chapitres VI et VIII de la Charte, pour aider à protéger les populations du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité. Par conséquent, la R2P s’applique à tous les États et bénéficie à toutes les populations sans exception.
En 2025, plus d’un siècle après le génocide des Herero et Nama en Namibie (1904-1908), plus de 110 ans après le génocide arménien (1915-1916), 80 ans après la Shoah (1941-1945), 50 ans après le génocide cambodgien des Khmers rouges (1975-1979), et trois décennies après les génocides du Rwanda (1994) et de Srebrenica (1995), la Thaïlande s’apprêtait à déporter des victimes d’un génocide en cours vers le pays perpétrateur…
Il est grand temps de dénoncer vigoureusement tout pays complice d’un régime génocidaire, qui sape ainsi les fondements juridiques si durement établis pour lutter contre ce crime. Cette dénonciation exige une fermeté accrue dans le langage employé par les médias et une véritable condamnation, bien au-delà d’une simple réprobation. Je répète, l’utilisation des termes « expulser » ou « extrader » dans ce contexte est tout à fait inappropriée. Ce sont des euphémismes qui engendrent un biais cognitif, assimilant à tort les Ouïghours à de simples migrants ou criminels. Cela est d’autant plus crucial puisque la R2P n’est pas juridiquement contraignante dans le droit international, et les condamnations associées doivent donc être verbales ….

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