Discours de Javier Milei au Forum économique mondial : une demi-heure d’élucubrations

Javier Milei prononçant son discours au Forum économique mondial (WEF) le 23 janvier 2025 à Davos (Suisse). Source : capture d’écran de la video du WEF.

« Nous en sommes même arrivés à normaliser le fait que dans de nombreux pays prétendument civilisés, si vous tuez une femme, cela s’appelle un féminicide (…) en faisant légalement en sorte que la vie d’une femme ait plus de valeur que celle d’un homme. » Cette affirmation scandaleuse, tant dans sa forme que sa portée n’émane pas d’Andrew Tate, mais du discours du président argentin, Javier Milei, lors du meeting annuel du Forum économique mondial qui s’est tenu à Davos (Suisse), le 23 janvier 2025. Avec ce discours incendiaire et haineux, le président argentin a non seulement choqué son auditoire, mais a également enterré les avancées durement acquises en matière de droits des femmes dans son pays. L’Argentine, qui avait été à l’avant-garde de la lutte pour les droits des femmes en Amérique latine, berceau du mouvement #NiUnaMenos (« Pas une de moins ») et qui avait réussi à légaliser l’avortement en 2020, est désormais un pays hostile aux femmes. En effet, depuis l’élection de « El Loco » (Javier Milei) en 2023, « toutes les féministes sont attaquées« .

Les actions de Javier Milei dépassent largement le cadre de la simple rhétorique et un rappel succinct de ses mesures antiféministes s’impose. Parmi celles-ci, et de manière non exhaustive, il a dissous le sous-secrétariat à la Protection contre la violence de genre, supprimé le ministère des Femmes, des Genres et des Diversités, proposé d’éliminer la circonstance aggravante dans les cas de féminicides et d’organiser un référendum pour abroger la loi légalisant l’avortement. À ces décisions s’ajoutent des déclarations telles que « l’avortement est un meurtre », « les féministes sont l’ennemi public numéro un » et « l’éducation sexuelle est un endoctrinement de l’idéologie de genre ». Proférer de telles incongruités à l’échelle nationale est une chose, les exposer devant la communauté internationale en est une autre. En effet, Javier Milei s’est exprimé au Forum économique mondial pendant environ 31 minutes sans être interrompu, malgré des propos largement hors-sujet et empreints de haine. Notons que le thème officiel de la rencontre portait sur « la gestion des chocs géopolitiques, la stimulation de la croissance pour améliorer le niveau de vie, et la transition énergétique juste et inclusive« . Or, Milei s’est livré à une diatribe idéologique totalement sans rapport, sans être recadré ni avoir son microphone coupé. Il a construit une sorte d’ « Hydre woke » dont les têtes seraient le « féminisme, la diversité, l’inclusion, l’équité, l’immigration, l’avortement et l’environnementalisme« . J’ai donc décidé de reprendre ses propos les plus choquants afin d’en souligner l’absence d’empirisme et d’y confronter les faits.

Le discours décortiqué

Le discours débute avec plusieurs minutes de panégyrique de soi-même, à en entendre Narcisse parler à son reflet, avant que Javier Milei ne prenne le temps de remercier l’« incroyable » Elon Musk, la « redoutable » Giorgia Meloni, et la liste s’allonge avec Viktor Orbán, Nayib Bukele, Donald Trump et Benjamin Netanyahu. Si nous récapitulons, Milei exprime sa gratitude envers une Première ministre au passé néo-fasciste, un Premier ministre à la tête d’une démocratie illibérale européenne, un président à l’origine d’une « mégaprison » aux traitements inhumains, un autre condamné pénalement à quatre reprises, et un Premier ministre sous mandat d’arrêt de la Cour Pénale Internationale (CPI). Le ton est donné, la couleur est annoncée.

Dans la foulée, Javier Milei appelle à « démanteler le wokisme maladif » et déclare que « le féminisme est un virus mental de l’idéologie woke, un cancer qui doit être éradiqué ». Il enchaîne avec un laborieux exposé pseudo-historique sur le capitalisme européen, la religion et l’industrialisation du XIXe siècle. Ce détour interminable le mène finalement au XXe siècle, qu’il décrit comme une période de décadence pour la civilisation occidentale, marquée par l’avènement de ce qu’il appelle « l’agenda socialiste« . Milei opère un raccourci politique audacieux en assimilant le socialisme au marxisme, puis au communisme, tout en omettant soigneusement de mentionner les idéologies meurtrières et régressives telles que le nazisme, le fascisme, le stalinisme, le colonialisme ou encore le maoïsme. Le summum de cette minimisation des idéologies les plus totalitaires du XXe siècle est atteint lorsque Milei qualifie le salut nazi d’Elon Musk de « geste innocent qui reflète sa gratitude envers les gens« . Qualifier un salut nazi de geste innocent a de lourdes conséquences sur tout ce que cela implique. Quel manque de respect à l’approche des commémorations du 80e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz…

Vient ensuite l’affirmation qui m’a le plus choquée et troublée, à savoir que la « normalisation » du féminicide justifierait une supposée supériorité de la vie féminine sur la vie masculine. Cette allégation est non seulement infondée, mais également inexacte. Le terme « féminicide » est relativement récent dans le lexique juridique et social, étant donné qu’il n’est entré dans le dictionnaire Robert qu’en 2015 et que le Costa Rica fut le premier pays à l’intégrer juridiquement comme un délit en 2007. En outre, un féminicide n’est pas simplement le meurtre d’une femme ; c’est un meurtre motivé par le genre de la victime. Enfin, le féminicide ne stipule en rien une hiérarchie des vies, c’est un terme qui est étymologiquement correct.

Le président argentin poursuit en dénonçant un comportement paradoxal chez les féministes : selon lui, elles se plaignent d’un écart salarial – qu’il nie par ailleurs – tout en restant silencieuses face au fait que « la plupart des détenus sont des hommes, que la plupart des plombiers sont des hommes, ou que la plupart des victimes de vols ou de meurtres sont des hommes». Tenter d’établir un quelconque lien logique entre ces éléments relève de l’absurde. Peut-être Milei devrait-il consulter des rapports ou des statistiques fiables qui démontrent une réalité bien différente : les femmes sont les premières victimes de violences, et les hommes en sont majoritairement les auteurs (UNODC, ReviseSociology). Inutile de rappeler que l’inégalité salariale homme-femme est une réalité qui persiste, y compris dans les mêmes secteurs de travail. Quant à l’avortement, accrochez-vous bien, il s’agit d’un « agenda meurtrier » et l’idéologie queer (une idéologie criminelle) est « une véritable maltraitance des enfants. Ce sont des pédophiles« . Là encore, aucune statistique n’est avancée, mais uniquement des faits divers soigneusement sélectionnés pour servir son discours. De plus, l’orientation sexuelle n’a aucun lien avec la pédophilie ou la propension à la violence.

Enfin, Milei consacre une partie de son discours à une offensive contre les institutions internationales. Il appelle à être passéiste, déclarant qu’il ne faut pas « renier » notre histoire. Cette affirmation sonne creux quand on considère les pages sombres de notre passé. Plus dérangeant encore, il affirme que « la paix nous a rendus faibles », une déclaration qui trahit une belligérance à peine voilée. De surcroît, il propose une réduction « drastique » des institutions supranationales et exhorte les dirigeants à être plus « audacieux » en se reconnectant avec « la vérité de notre passé ». Cette formulation vague laisse la porte ouverte à des interprétations potentiellement dangereuses. Il qualifie ensuite les universités de « centres d’endoctrinement » et les institutions d’« ailes armées de cette idéologie sinistre », sans que ces propos suscitent de réaction visible dans le public. Dans la même veine provocatrice, Milei déclare que « la migration massive est un colonialisme inversé » et constitue un « suicide collectif » pour l’Occident. Ces propos, qui flirtent dangereusement avec le suprémacisme blanc, sont ridicules venant du président de l’Argentine, pays dont l’histoire a été profondément marquée par une vague massive d’immigration européenne entre 1860 et 1960. En guise de conclusion, Milei reprend le slogan trumpien en s’exclamant : « Make the West Great Again »…

Ces fragments de discours ne représentent qu’une partie d’une allocution qui n’avait sa place ni dans ce Forum, ni sur la scène internationale en général. Les allégations du chef d’État argentin étaient effectivement dénuées de fondements empiriques et en contradiction flagrante avec la mission du Forum économique mondial, à savoir « favoriser un dialogue rigoureux et respectueux entre des dirigeants aux croyances et points de vue différents ». Par ailleurs, Milei n’aurait pas dû être invité, car il a activement réduit les programmes d’aide aux victimes de violences sexistes et s’efforce d’abroger les quotas de main-d’œuvre pour les minorités sexuelles, la parité hommes-femmes dans les listes électorales et la reconnaissance des documents d’identité non binaires, des mesures rétrogrades qui nuisent à la croissance économique et à une transition climatique efficace (comme l’ont démontré de manière empirique des institutions telles que l’ONU, la LSE, le FMI et l’EIGE).

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