Amendement constitutionnel : Robert Fico défie la primauté du droit européen et les principes fondamentaux de l’UE

Le 27 janvier 2025, le Premier ministre slovaque a présenté un projet d’amendement de la Constitution de la République slovaque (ci-après « Constitution slovaque ») dont les grandes lignes s’expriment ainsi :
« L’objectif du projet d’amendement à la Constitution slovaque est de réglementer clairement l’éventail des questions culturelles et éthiques et des questions connexes afin qu’elles ne fassent pas l’objet d’interprétations différentes et d’abus dans le cadre de la lutte politique. L’amendement proposé est basé sur la définition constitutionnelle du mariage, correspond aux traditions et à l’héritage culturel et spirituel de nos ancêtres et respecte la souveraineté de la République slovaque en matière de valeurs et de questions culturelles et éthiques » – Robert Fico.
Si ce projet venait à être adopté, la Slovaquie mettrait en péril ses engagements européens notamment envers la Charte des droits fondamentaux et le Traité sur l’Union européenne (TUE), risquant ainsi un recours en manquement dirigé contre elle devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). En effet, le projet ébranle le principe intangible de primauté sous couverture de défendre la souveraineté et le patrimoine slovaques.
Jurisprudence de l’Union européenne (UE)
Dans son arrêt Costa c/ENEL du 15 juillet 1964, la CJUE établit que « le traité CEE – (devenu le TUE) – a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres et que le droit communautaire a la primauté sur les droits nationaux. » Depuis cet arrêt « fondateur« , le principe de primauté consacre la supériorité du droit de l’Union sur les droits nationaux des États membres. Il s’applique à toutes les normes de droit européen ayant une force obligatoire, y compris à l’encontre des règlements, des lois ordinaires et même des dispositions constitutionnelles nationales.
Ce principe fondamental du droit de l’UE est rappelé dans la Déclaration n°17 relative à la primauté, annexée au Traité de Lisbonne (2007) qui prévoit « …que, selon une jurisprudence constante de la Cour de justice de l’Union européenne, les traités et le droit adopté par l’Union sur la base des traités priment le droit des États membres. » Un point essentiel à retenir est que cette primauté s’exerce aussi en cas de conflit direct avec les constitutions nationales ! Ainsi, comme l’établit la CJUE dans son arrêt du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft « l’invocation d’atteintes portées soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la Communauté ou son effet sur le territoire de cet État. » En tant qu’État membre de l’UE, la Slovaquie reconnaît explicitement ce principe dans sa propre constitution. L’article 7, paragraphe 2 de la Constitution slovaque dispose que « les actes juridiquement contraignants des Communautés européennes et de l’Union européenne priment sur les lois de la République slovaque. »
Dans ce contexte, le projet d’amendement constitutionnel envisagé par Robert Fico apparaît comme une démarche particulièrement audacieuse et risquée, au regard d’un des principes fondamentaux établis par la jurisprudence de la CJUE. En outre, Robert Fico est pleinement conscient des conséquences juridiques et financières pour la Slovaquie qu’une éventuelle non-conformité pourrait engendrer. À titre d’exemple, le Tribunal constitutionnel polonais, en 2021, a défié le droit européen en jugeant que certaines interprétations des traités par la CJUE étaient incompatibles avec la Constitution polonaise. Cette position a conduit la CJUE, le 27 octobre 2021, à infliger à Varsovie une astreinte de 1 million d’euros par jour pour non-respect des obligations européennes. En 2022, ces sanctions ont été appliquées par des prélèvements directs sur les fonds européens alloués à la Pologne.
Les quatre volets controversés de la réforme constitutionnelle de Robert Fico
Le projet d’amendement constitutionnel est transparent dans son intention et sa forme, il suffit de s’attarder sur le titre de la présentation du Premier ministre slovaque : « Il faut construire une digue contre le progressisme. » Contrer cette menace idéologique passe par cinq amendements, loin de servir les intérêts de la population slovaque. En effet, ce projet semble être, dans sa forme la plus radicale, la poursuite de la croisade contre les principes démocratiques, dissimulés sous l’appellation de « progressisme. » Les amendements proposés sont structurés en plusieurs volets :
- (1) Souveraineté de la République slovaque en matière de valeurs et de questions culturelles et éthiques,
- (2) En Slovaquie, il y a deux sexes : une femme et un homme,
- (3) Les écoles n’enseignent que ce qui est conforme à la Constitution. Dans le cas contraire, l’accord des parents est nécessaire,
- (4) Seuls les époux (mariage homme-femme) peuvent adopter un enfant,
- (5) Travail égal, salaire égal.
Avant d’entamer une critique approfondie, il convient de souligner le seul point positif et louable de ce projet d’amendement constitutionnel : le volet 5, qui vise à constitutionnaliser l’égalité salariale entre hommes et femmes. Selon cette proposition, l’article 36 de la Constitution slovaque serait enrichi d’un paragraphe 3, rédigé comme suit : « L’égalité entre les hommes et les femmes dans la rémunération du travail effectué est garantie. »
Le premier volet est le plus problématique, car il compromet le principe de primauté du droit de l’UE sur le droit national, un principe fondamental. La modification proposée concerne l’article 7, paragraphe 2 de la Constitution slovaque, qui prendrait la forme suivante :
« Les actes juridiquement contraignants des Communautés européennes et de l’Union européenne prévalent sur les lois de la République slovaque. Cette disposition ne s’applique pas si ces actes juridiquement contraignants sont contraires à la présente Constitution. »
Une disposition similaire est également proposée à l’article 7, paragraphe 5, pour subordonner les traités internationaux à la Constitution slovaque. Robert Fico justifie cette mesure en invoquant l’article 41, paragraphe 1, de la Constitution slovaque, qui définit depuis 2014 le mariage comme « une union unique entre un homme et une femme », affirmant défendre une tradition et des valeurs ancestrales du pays. Il estimerait que ce cadre constitutionnel empêcherait toute législation européenne incompatible avec ces principes. Cependant, cet argument entre en conflit avec la jurisprudence européenne – l’arrêt Oliari et autres c/ Italie (CEDH, 2015) et Schalk et Kopf c/ Autriche (CEDH, 2010 -, l’article 9 de (qui n’impose aucune restriction du mariage aux unions hétérosexuelles) et l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux qui interdit toute discrimination fondée notamment sur l’orientation sexuelle.
Le deuxième volet propose d’inscrire dans la Constitution slovaque que la Slovaquie ne reconnaît que deux sexes. Un nouvel article 52 bis serait ajouté à la Constitution slovaque, dont les paragraphes 1 et 2 seraient libellés comme suit :
1) La République slovaque ne reconnaît que les sexes masculin et féminin.
2) Le sexe ne peut être modifié que pour des raisons impérieuses. Les modalités en sont fixées par la loi.
Ce volet met à mal l’article 3 du TUE qui promeut la sécurité, la liberté et l’égalité pour tous les citoyens de l’UE. Le troisième volet introduit un cadre éducatif centré exclusivement sur les valeurs inscrites dans la Constitution slovaque. Deux modifications constitutionnelles y contribuent :
Article 2, paragraphe 2, de la Constitution : « Les autorités de l’État ne peuvent agir que sur la base de la Constitution, dans ses limites, conformément à ses principes et à ses valeurs, et dans la mesure et de la manière prévues par la loi. »
Article 42, paragraphe 2, de la Constitution (nouveau) : « Le programme éducatif de l’État est conforme à la présente Constitution. »
Ce cadre pourrait mener à un programme scolaire idéologique et restreint, ce qui soulève des manquements à l’article 2 du TUE – le pluralisme est une valeur cardinale de l’UE – et l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux qui protège la liberté d’expression et d’information.
Enfin, le quatrième volet détaille de nouvelles règles concernant l’adoption, limitant celle-ci aux couples hétérosexuels mariés, avec quelques exceptions. Un nouveau paragraphe 4 serait ajouté à l’article 41 de la Constitution slovaque :
« (4) Un enfant mineur peut être adopté par le conjoint ou la conjointe qui est marié(e) à l’un des parents de l’enfant, ou par le conjoint survivant du parent ou du parent adoptif. À titre exceptionnel, une personne seule peut adopter un enfant mineur si l’adoption est conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant. L’adoption est prononcée par le tribunal. »
Cette disposition soulève des tensions avec l’article 24 de la Charte des droits fondamentaux qui garantit que l’intérêt supérieur de l’enfant doit toujours primer et que celui-ci dispose d’une liberté d’expression et d’opinion.
Au vu de ces mesures discriminatoires visant de nombreuses minorités, notamment sexuelles, il ne fait aucun doute pourquoi Robert Fico cherche à imposer une prétendue souveraineté culturelle et éthique, en réalité idéologique, au-dessus du droit européen.
Réponse de la Commission européenne : « Le droit communautaire est supérieur, cela n’est pas ouvert à la discussion«
Le journal slovaque TVNoviny souligne que, la primauté du droit européen étant une pierre angulaire de l’UE, le volet 1 expose la Slovaquie à plusieurs risques majeurs : une éventuelle suspension temporaire du droit de vote de la Slovaquie au sein des institutions européennes, une poursuite en justice devant la CJUE, une réduction des fonds européens et des millions d’euros d’amendes.
Rappelons que, même si ce projet prétend protéger la définition constitutionnelle slovaque du mariage et que l’UE n’a pas de compétence directe dans ce domaine, la formulation proposée par Robert Fico reviendrait à subordonner des domaines clairement de compétence européenne aux priorités nationales !
Ainsi, le commissaire européen chargé de l’État de droit, Michael McGrath, a réagi le 28 janvier 2025 à ce projet d’amendement en déclarant : « La primauté du droit communautaire est fermement établie dans la jurisprudence de la Cour européenne de justice, et cette question n’est pas ouverte à la discussion. Il s’agit d’un élément essentiel pour tout changement constitutionnel dans n’importe quel État membre. »
La déclaration de Michael McGrath constitue un avertissement clair. Le Premier ministre slovaque devrait donc naturellement revenir sur ce projet discriminatoire et, surtout, contraire aux principes européens fondamentaux.

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