Une crise humanitaire occultée : déplacement de masse et crimes de guerre à Catatumbo en Colombie

Depuis le 17 janvier 2025, plus de 52 000 personnes ont été déplacées, 8 000 restent confinées et 19 000 subissent des restrictions de mobilité dans la région colombienne du Catatumbo. Cette zone stratégique, riche en ressources comme le pétrole, le charbon et l’uranium, est surtout convoitée pour la production de cocaïne — abritant plus de 30 000 hectares de cultures de coca, soit 12 % des plantations du pays. Depuis plus de 50 ans, Catatumbo est la pomme de discorde entre les trafiquants de drogue, les groupes de guérilleros et le gouvernement colombien. Mais en ce début d’année, le conflit a précipité la région dans une crise humanitaire (sanitaire et déplacements de population) aux conséquences dévastatrices, affectant près de 80 000 personnes.
La région du Catatumbo, située au nord-est du département de Norte de Santander, est historiquement instable en raison du taux élevé de violence et de pauvreté, mais surtout de la présence de groupes armés qui s’affrontent pour le contrôle des plantations de coca et des exploitations minières illégales. Un tournant décisif survint en 2016, à la suite du désarmement et de la démobilisation des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia, FARC) convenus dans l’accord de paix bilatéral entre le gouvernement colombien et le groupe de guérilleros. Malheureusement, des dissidents de l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional, ELN) et ceux du 33e Front des FARC ont refusé de respecter l’accord et ont pris le contrôle des anciens territoires abandonnés. « En 2019, ces groupes ont conclu un accord de partage du territoire, divisant le contrôle des cultures de coca, des laboratoires de drogue, des itinéraires de contrebande et des entreprises locales. » Malgré des tensions persistantes et dans une ultime tentative d’instaurer la paix, Gustavo Petro avait entamé des pourparlers à la fin de l’année 2022, aboutissant à un cessez-le-feu de six mois avec l’ELN, la Segunda Marquetalia, l’État-major central, les AGC (Autodéfenses gaïtanistes de Colombie) et les forces d’autodéfense de la Sierra Nevada.
Ces négociations devaient mettre fin à six décennies de guerre contre la drogue en Colombie ayant coûté la vie à 450 000 personnes et déplacé 8 millions d’autres. Cependant, les rivalités entre les groupes ont conduit à de violents affrontements entre l’ELN et les dissidents FARC qui ont fait au moins 80 morts et déplacé plus de 30 000 personnes depuis le 15 janvier. Aujourd’hui, la situation présente un danger substantiel, car la dynamique du conflit a radicalement changé : les groupes guérilleros ne considèrent plus l’État comme leur principal adversaire, mais ciblent désormais les factions rivales. « Leurs victimes sont souvent des leaders sociaux et environnementaux, des représentants des communautés indigènes et afro-descendantes, et des signataires de l’accord de paix de 2016. » Face à cette escalade, le gouvernement de Gustavo Petro a depuis suspendu les négociations avec l’ELN, relancé des mandats d’arrêt contre les dirigeants des groupes rebelles, déployé plus de 5 000 effectifs armés et déclaré l’« état d’urgence » dans les municipalités du Catatumbo.
« Ce qu’a fait l’ELN (…) ce sont des crimes de guerre » – Gustavo Pedro
Peut-on parler de crimes de guerre ? Comment décrire au mieux la crise humanitaire au Catatumbo ? En 2019, Human Rights Watch documentait déjà que les groupes armés (FARC, EPL, ELN) perpétraient des exactions contre les civils : meurtres, disparitions, violences sexuelles, recrutements d’enfants et déplacements forcés. « D’autres rapports révèlent également la pose délibérée de mines antipersonnel et l’instauration d’un régime de terreur visant à soumettre les populations locales par l’intimidation, particulièrement envers les leaders communautaires et défenseurs des droits humains, dont plusieurs ont été assassinés. » Les données recensées par Human Rights Watch témoignent d’une escalade de la violence : le nombre d’homicides a plus que doublé, passant de 112 en 2015 à 231 en 2018. Par ailleurs, de janvier 2017 à mai 2019, 37 personnes ont été victimes de « crimes contre l’intégrité sexuelle » en lien avec le conflit armé de Catatumbo.
La notion de crimes de guerre couvre un large pan de violations, très exhaustivement répertoriées dans l’article 8 du Statut de Rome. Ceux-ci incluent notamment le fait de diriger intentionnellement des attaques contre la population civile ou contre des civils qui ne participent pas directement aux hostilités, la prise d’otages, la destruction et l’appropriation de biens, ainsi que toutes les formes de violence sexuelle. En bref, il s’agit de « violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés internationaux » et de « violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés ne présentant pas un caractère international. »
L’élément qui pourrait faire planer le doute quant à la qualification de crimes de guerre dans la région du Catatumbo réside dans la portée du conflit. L’art.8 (2)(c) du Statut de Rome dispose que les crimes de guerre peuvent également s’appliquer aux conflits armés ne présentant pas un caractère international (conformément à l’article 3 des Conventions de Genève). Néanmoins, l’alinéa d) précise :
L’alinéa c) du paragraphe 2 s’applique aux conflits armés ne présentant pas un caractère international et ne s’applique donc pas aux situations de troubles et tensions internes telles que les émeutes, les actes isolés et sporadiques de violence ou les actes de nature similaire ;
Dans ce contexte, il s’agit indéniablement de crimes de guerre si l’on s’en tient à la distinction établie en droit international humanitaire entre un « conflit armé non international » et une « situation de troubles internes ». Un tel postulat peut être aisément justifié : 1) le conflit implique des groupes armés organisés (l’ELN et les dissidents des FARC) ainsi qu’un déploiement militaire étatique, 2) le niveau de violence est à la fois élevé et prolongé, et 3) il y a des atteintes graves aux populations civiles. Il ne s’agit donc ni d’émeutes ni d’actes isolés. À titre de précision, bien que l’article 3 des Conventions de Genève ne fournisse pas de définition précise d’un « conflit armé non international », le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) précise que « cet article s’applique dès qu’il y a des violences armées prolongées sur le territoire d’un État, opposant des forces gouvernementales et des groupes armés organisés, ou des groupes armés organisés entre eux ».
La situation en Colombie est critique. S’il est impératif de condamner les violations, il est tout aussi crucial d’implémenter des mesures de condamnation et de protection. Human Rights Watch rappelle au gouvernement colombien ses engagements internationaux, le pays étant signataire de « nombreux traités relatifs aux droits de l’homme qui imposent des obligations internationales de protection efficace des droits de l’homme essentiels aux garanties de sécurité, notamment le droit à la vie, à l’intégrité physique, à la liberté et à la sécurité personnelles, ainsi qu’à la jouissance pacifique de ses biens. » Enfin, le gouvernement devra impérativement assurer la prise en charge intégrale des victimes et garantir le droit à un recours effectif et à une réparation adéquate.

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