« Where Children Sleep » : James Mollison au service de la défense des droits de l’enfant
Series of 130 diptychs of children and their bedrooms

Cent-trente visages de tous les continents fixent l’objectif, parfois craintivement, d’autres fois orgueilleusement. Après tout, le photographe infiltre leur espace le plus intime : la chambre. Elle en révèle beaucoup, peut-être trop sur l’enfant qu’ils sont : elle est ce condensé de culture, de passion et de rêves, révélatrice de l’identité et des conditions de vie de son occupant.
« ll m’est venu à l’esprit qu’une façon d’aborder certaines situations complexes et les enjeux sociaux qui concernent les enfants serait d’examiner leurs chambres, dans des contextes très variés. » James Mollison est un photographe britannique qui explore divers thèmes socio-culturels (les cours de récréation ou les fans de musique à la sortie des concerts) à travers la photographie typologique. Il publie deux volumes de Where Children Sleep (2010 et 2023), un projet « narratif » ambitieux pour engager une réflexion en faveur des droits de l’enfant par la représentation de la diversité des situations matérielles et culturelles, de la pauvreté et des privilèges. Dans une démarche qui rompt avec les clichés des campagnes humanitaires, où les enfants sont souvent représentés avec des sourires excessifs ou complètement marqués par la détresse, les enfants de Where Children Sleep sont photographiés sur un fond blanc (égalité et universalité), le visage impassible (authenticité). La série, par son esthétique singulière et non-violente, parvient à susciter une prise de conscience chez le spectateur. En évitant toute représentation explicite de souffrance, James Mollison en révèle pourtant les coulisses chez toutes les religions, classes sociales et cultures. Les clichés sont accompagnés d’histoires, celles de grossesses précoces, de travail infantile, d’orphelinats, de maltraitance, de handicap, mais aussi d’opulence, de surconsommation, de conforts excessifs et d’ambitions démesurées. Avec la photographie de James Mollison, une discussion sur les droits de l’enfant s’engage. Quelles violations des droits humains se cachent derrière ceux qui ne peuvent décorer leur chambre, ceux qui dorment dans le noir, ceux qui dorment à même le sol, ceux qui n’ont pas de chambre ?








Pour commencer, quelques chiffres bouleversants de l’année 2024. Selon les données du Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) :
- Un enfant sur six (473 millions) vit actuellement dans une zone touchée par un conflit. Le pourcentage mondial d’enfants concernés a ainsi doublé, passant de 10% dans les années 1990 à près de 19% aujourd’hui.
- Les enfants constituent 30% de la population mondiale, mais représentent environ 40% des populations réfugiées et 49% des populations déplacées à l’intérieur de leur pays.
- En 2023, 32 900 violations graves ont été perpétrées à l’encontre de 22 557 enfants, « des chiffres jamais observés depuis le début du suivi mandaté par le Conseil de sécurité. »
- Plus de 52 millions d’enfants vivant dans un pays touché par un conflit seraient déscolarisés.
- Environ 40 % des enfants non vaccinés ou insuffisamment vaccinés vivent dans un pays partiellement ou entièrement touché par un conflit.
À ceux-ci s’ajoutent d’autres données dramatiques :
- 160 millions d’enfants, soit près d’un sur dix dans le monde, sont soumis au travail infantile.
- 181 millions, soit 1 sur 4, sont désormais en situation de pauvreté alimentaire sévère.
- Plus de 370 millions de filles et de femmes – soit 1 sur 8 – ont été victimes d’un viol ou d’une agression sexuelle avant l’âge de 18 ans.
- 4,9 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent chaque année…

La sensibilisation à la prise en compte des droits de l’enfant advient tardivement et parcimonieusement, avec notamment la Déclaration des droits de l’enfant du 20 novembre 1959, et la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) adoptée en 1989. Juridiquement contraignante, cette Convention a été ratifiée par 196 États, ce qui en fait « le traité relatif aux droits humains le plus largement adopté de l’histoire ». Quatre principes fondamentaux régissent les droits de l’enfant, applicables à toute personne de moins de 18 ans : la non-discrimination (art.2), l’intérêt supérieur de l’enfant (art.3), le droit de vivre, survivre et se développer, ainsi que le respect des opinions de l’enfant (art.12). Parmi les 54 articles de la Convention, Where Children Sleep en illustre une multitude de violations, notamment le droit d’être protégé de la guerre (art. 38 et 39), le droit d’être protégé de l’exploitation (art. 19, 32, 34, 36 et 39), le droit à un niveau de vie suffisant (art.27), le droit à l’éducation (art.28), le droit d’avoir une famille, d’être entouré et aimé, ainsi que le droit d’avoir un refuge, d’être secouru et d’avoir des conditions de vie décentes.
Ce qui est particulièrement intéressant avec ces droits exclusifs, c’est que leur violation s’inscrit dans une logique intersectionnelle, que j’explore plus en détail dans un autre article de Majuscule. En effet, un enfant possède d’abord des droits en sa qualité indéniable d’humain. Mais lorsqu’on le prive du droit à la santé, par exemple, on bafoue simultanément un droit humain et un droit de l’enfant (art.24). Le projet de James Mollison en offre une illustration empirique. Les enfants privés de conditions de vie décentes sont souvent ceux qui subissent également la violence des conflits armés, la malnutrition, l’illettrisme et le travail forcé. Cette intersectionnalité des violations des droits est incarnée dans l’état de leur chambre (ou se manifeste par son absence). Je pense notamment à Bilal, 6 ans, qui vit à Wadi Abu Hindi en Cisjordanie et qui n’a pas de chambre. Il est privé des besoins à la base de la pyramide de Maslow : le besoin physiologique de dormir et le besoin de sécurité. James Mollison nous montre à quoi ressemble une violation, un cumul de violations des droits de l’enfant et, plus largement, des droits humains.
Les enfants sont les premières victimes des conflits armés et la première population à voir ses droits négligés, cela dès la naissance, notamment lorsqu’ils sont privés du droit à une identité légale faute de ne pas avoir été enregistrés (290 millions d’enfants dans le monde). Where Children Sleep est d’une importance capitale dans la visibilisation de leurs conditions et nous invite à être plus combatifs pour ceux qui sont sous notre tutelle, ceux qui ne prendront jamais les armes volontairement, ceux qui sont inoffensifs. Dès lors, c’est une double responsabilité qu’il nous incombe d’assumer envers eux : en tant qu’êtres humains, mais a fortiori en tant qu’enfants.

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