Des glaces à l’eau polluée ? L’art taïwanais pour le droit à un environnement sain

Catalogue des produits glacés des 100 sources d’eau polluée les plus importantes de Taïwan, « Polluted Water Popsicles », 2017. Source : Facebook 100%純污水製冰所 

Depuis sa première présentation en 2017, le projet « Polluted Water Popsicles », conçu par trois étudiants de l’Université nationale des arts de Taïwan, ne cesse de susciter l’intérêt sur les scènes culturelle et politique internationales. Grâce à sa force esthétique saisissante, « le projet vise à sensibiliser le public à la pollution de l’eau et à ses conséquences profondes sur la population mondiale. » Les co-concepteurs Hung I-chen, Guo Yi-hui et Cheng Yu-ti ont transformé l’eau polluée de cent lacs, rivières, plages et ports de Taïwan en cent « trash-cicles, » en figeant des échantillons d’eaux usées dans de la résine de polyester. Le magazine Colossal décrit avec justesse l’effet produit par cette démarche artistique : des « popsicles » visuellement séduisants, qui rappellent les tendances actuelles de l’alimentation artisanale par leurs couleurs vives et leur transparence cristalline. Mais si l’on regarde de plus près ces glaces appétissantes, on remarque des déchets de toutes sortes, allant de fragments de plastique, emballages alimentaires, métaux, arsenic, mercure, aux mégots de cigarette. Ainsi, le popsicle violet, qui s’apparente à la saveur myrtille, est en réalité à l’huile de moteur….

J’ai découvert ce projet artistique par hasard, en parcourant le compte Instagram d’art contemporain Contemporary100, et il m’a immédiatement évoqué le droit humain à un environnement propre, sain et durable. En effet, « Polluted Water Popsicles » illustre parfaitement la manière dont la violation de ce droit peut être à la fois flagrante et complètement occultée, dissimulée dans des éléments du quotidien aussi banals qu’une glace.

L’être humain pollue l’environnement depuis les premières formes de sédentarisation, il y a environ 11 000 ans, et n’a cessé de le faire, notamment à travers les révolutions industrielles dès le XIXe siècle, puis la mondialisation du XXIe siècle. Pourtant, ce n’est que le 28 juillet 2022, à travers sa résolution 76/300, que l’Assemblée générale des Nations Unies reconnaît officiellement que « le droit à un environnement propre, sain et durable fait partie des droits humains. » Par ailleurs, cette année, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu, dans l’affaire Cannavacciuolo et autres c. Italie (30 janvier 2025), que le droit à la vie (article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme) peut être violé lorsque la pollution environnementale a un impact négatif sur la qualité de vie ou le bien-être des personnes concernées. « C’est la première fois que la CEDH applique l’article 2 dans une affaire de pollution environnementale. » Rappelons que, le 9 avril 2024, la CEDH avait condamné la Suisse pour inaction climatique et violation des articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, « reliant de ce fait le climat aux droits de l’homme

Outre sa reconnaissance tardive en tant que droit humain, le droit à un environnement sain peine à s’enraciner dans les consciences collectives, notamment en raison de la quotidienneté de sa violation. Ce constat devient évident dès lors que l’on se penche sur sa définition : le droit de vivre dans un environnement de qualité, non pollué, dont l’air est pur, l’eau salubre et l’alimentation saine. Aujourd’hui, aucun être humain ne vit dans un environnement véritablement exempt de pollution. Selon les données de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 99 % de la population mondiale respire un air qui dépasse les limites recommandées et contient des niveaux élevés de polluants. Par ailleurs, en 2021, les Nations Unies ont révélé que, sur plus de 75 000 masses d’eau analysées dans 89 pays, plus de 40 % étaient gravement polluées. Dans ce contexte, le projet « Polluted Water Popsicles » est remarquable en ce qu’il révèle la banalité et la généralisation de la pollution, omniprésente dans les objets, lieux et espaces que fréquente l’être humain. Plus préoccupant encore, cette pollution passe inaperçue au quotidien, parfois esthétisée ou dissimulée par un marketing ou packaging dangereusement efficace.

Néanmoins, l’ « écologisation des droits humains » doit encore devenir une priorité, car la violation du droit à un environnement sain est aujourd’hui souvent considérée comme secondaire par rapport aux droits humains « classiques ». En effet, la juriste Lise-Hélène Gras souligne que « les procédures et instruments de protection des droits humains sont fondamentalement inappropriés pour prévenir ou remédier à une atteinte environnementale. Ils ne seront effectivement adaptés que lorsque le dommage viole un droit humain. Dans cette logique, la protection de l’environnement ne serait que secondaire. » Pourtant, comme elle le rappelle également, « l’exercice de nombreux droits humains dépend aujourd’hui de la qualité de nos écosystèmes. »

Ce droit est nouveau dans le paysage juridique, et les jurisprudences nationales comme internationales devront progressivement s’y adapter et l’intégrer. Il me semble essentiel de suivre de près l’évolution de ce droit, ainsi que les pratiques de sa mise en œuvre, car il fait partie des droits humains les plus exposés au risque de violation à l’échelle mondiale. J’irais même jusqu’à dire qu’aujourd’hui, le droit à un environnement sain est peut-être le seul droit humain qui n’est garanti nulle part. C’est le seul droit humain universellement sacrifié. À travers des projets artistiques comme « Polluted Water Popsicles », l’art permet de relancer le débat, mais aussi de porter un regard nouveau sur ce qu’il faut impérativement protéger et respecter, avant qu’il ne soit trop tard.

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