Robert Fico entre Pékin, Oujhorod, Banská Bystrica et Bački Petrovac: une diplomatie et démocratie en trompe-l’œil

Sur les clichés officiels de la poignée de main entre Robert Fico et Volodymyr Zelensky, c’est un contraste acéré qui se remarque. Le président ukrainien regarde son interlocuteur avec des yeux d’une gravité « poignante », cherchant dans ceux de son homologue une lueur de reconnaissance, un écho à l’urgence de sa cause. Face à lui, le Premier ministre slovaque oppose une froideur marmoréenne qui trahit une indifférence calculée et un détachement assumé. Sur un second cliché, cette distance se matérialise encore plus théâtralement : Robert Fico détourne son regard vers l’objectif et offre à Volodymyr Zelensky son profil, le réduisant à un simple murmure à son oreille.
Cette rencontre, survenue le 5 septembre 2025 dans la ville ukrainienne d’Oujhorod, était la première réunion bilatérale entre les deux dirigeants. Elle survient tardivement et avec une étonnante soudaineté : un rendez-vous diplomatique convenu in extremis dans l’agenda du chef du gouvernement slovaque pour faire figure de bon samaritain ? En effet, la sincérité de sa démarche peut être légitimement interrogée, tant la contradiction avec ses prises de position antérieures et sa participation, deux jours auparavant, au défilé militaire chinois aux côtés de Kim Jong-un, Alexandre Loukachenko ou encore Min Aung Hlaing est manifeste. Cette posture ambiguë l’est d’autant plus que, dans la même semaine, Robert Fico s’est entretenu en tête-à-tête avec Vladimir Poutine et n’a pas hésité, par le passé, à qualifier le président ukrainien d’ « ennemi », de « saboteur », l’accusant de « mendier » et de pratiquer le « chantage ». Alors, lorsque Robert Fico souhaite « de bonnes relations de voisinage, une paix juste, un cessez-le-feu aussi rapide que possible et une perspective européenne » à Volodymyr Zelensky, il est difficile de ne pas y déceler un certain cynisme et une performance rhétorique.
La bromance Poutine-Fico bat son plein
« Comme à Moscou le 9 mai dernier, le Premier ministre slovaque est le seul dirigeant de l’Union européenne à avoir assisté à la grande parade militaire organisée à Pékin le mercredi 3 septembre. » En amont de celle-ci, Robert Fico et Vladimir Poutine ont pu s’entretenir dans le cadre de leur troisième rencontre bilatérale, l’occasion pour le Premier ministre slovaque de se livrer à sa performance diplomatique habituelle : pro-russe et anti-UE tout en prônant une « une politique étrangère slovaque souveraine et pacifique, orientée vers les quatre coins du monde. » Après avoir gaiement demandé des nouvelles de Vladimir Poutine — démarche qui revient à s’enquérir de l’état d’un criminel de guerre sous mandat d’arrêt international —, Robert Fico a déclaré vouloir « normaliser les relations avec la Fédération de Russie » en poursuivant la coopération énergétique entre les deux pays : « Nous sommes intéressés par les livraisons de gaz russe. Nous sommes intéressés par les livraisons de pétrole russe ». Il a également évoqué l’élargissement de cette coopération à d’autres domaines, tels que l’agriculture ou le nucléaire : « Je peux dire que la République slovaque souhaite construire un tout nouveau réacteur nucléaire. Je serais favorable à une coopération russo-américaine dans le cadre de ce projet. » Mais l’intrigue de ce drame atteint son paroxysme lorsque le Premier ministre slovaque compare l’Union européenne (UE) à une grenouille au fond d’un puits. Incapable de voir le monde extérieur, la grenouille se fie à la petite portion de ciel qu’elle aperçoit, croyant à tort en saisir l’ensemble. L’UE serait ainsi enfermée dans une vision étroite, incapable d’adapter sa politique aux mutations profondes de l’ordre mondial.
Une vive critique de l’UE « dissimulée » sous les atours d’une allégorie. Mais à cette image, d’aucuns pourraient opposer celle de la grenouille qui ne savait pas qu’elle était cuite comme illustration du tournant illibéral du gouvernement de Robert Fico — un virage qu’il orchestre avec précaution, mais dont les intentions deviennent de moins en moins nébuleuses. « Imaginez une marmite remplie d’eau froide, dans laquelle nage tranquillement une grenouille. Le feu est allumé sous la marmite. L’eau chauffe doucement. Elle est bientôt tiède. La grenouille trouve cela plutôt agréable et continue de nager. (…) La température de l’eau va ainsi continuer de monter progressivement, sans changement brusque, jusqu’au moment où la grenouille va tout simplement finir par cuire et mourir, sans jamais s’être extraite de la marmite. Plongée d’un coup dans une marmite à 50°C, la même grenouille donnerait immédiatement un coup de patte salutaire et se retrouverait dehors. » Cette allégorie de la grenouille m’amène à faire le point sur l’état de la démocratie slovaque, qui, depuis la parution de mon dernier article à ce sujet, a été le théâtre de plusieurs événements marqués par un esprit illibéral, contribuant à élever progressivement la température de la casserole dans laquelle se trouve le pays…
Une citation qui sort de la fenêtre d’Overton
Permettez-moi de vous soumettre une question qui peut sembler incongrue : pensez-vous qu’il soit concevable, en 2025, qu’un responsable politique d’un pays européen démocratique invoque les noms d’Adolf Hitler et d’Heinrich Himmler lors d’un discours commémorant le soulèvement national contre l’occupation nazie ? Le 29 août à Banská Bystrica, à l’occasion des célébrations du Soulèvement national slovaque (SNP) de 1944, Robert Fico entame son discours en paraphrasant Adolf Hitler de la sorte : « La frontière entre l’Europe et l’Asie n’est pas l’Oural, mais l’endroit où s’arrêtent les tribus germaniques et où commencent les Slaves. Nous devons repousser cette frontière aussi loin que possible vers l’est. L’histoire elle-même nous a donné, à nous Allemands, le droit de soumettre, d’asservir et d’exploiter tous ces peuples inférieurs au profit du Reich allemand ». Le Premier ministre slovaque a également cité Heinrich Himmler ainsi que l’ancien président communiste tchécoslovaque Gustáv Husák qui « mérite beaucoup plus de respect que nous ne lui en accordons ». À vrai dire, je peine à trouver les mots face à ce choix d’accroche aussi déplacé qu’inapproprié. Bien que ces références aient servi à critiquer le fascisme et le nazisme, une telle dénonciation peut s’exprimer par des voies autrement plus appropriées et percutantes. Ces références constituent à mes yeux une pièce supplémentaire au dossier attestant du glissement de la Slovaquie vers un régime illibéral. Elles révèlent une proximité tacite de Robert Fico avec des autocrates et des dictateurs – proximité qui dépasse le simple cadre physique (i.e. parade militaire à Pékin) pour s’ancrer dans une affinité politique.
Dans ce contexte, Filip Harzer souligne que Robert Fico évoque une « nouvelle guerre » entre l’Est et l’Ouest, faisant preuve d’un passéisme et d’une lecture de l’histoire pour le moins surprenante : « On parle de démanteler la Fédération de Russie, on nie les résultats de la Seconde Guerre mondiale. Nous savons très bien, Mesdames et Messieurs, d’où vient la liberté en Slovaquie, et nous savons ce qu’ont payé les peuples de l’ancienne Union soviétique ». Par ailleurs, la référence à Gustáv Husák n’est pas anodine et en révèle davantage sur les sources d’inspiration de Robert Fico, sa conception de la Russie et de ses relations avec Poutine : « Coup de théâtre après l’invasion du pays par les troupes du pacte de Varsovie (1968) : Gustáv Husák saisit l’occasion de se montrer utile à Moscou. Mélangeant courage et opportunisme, il réussit à convaincre les chefs du Kremlin que c’est lui qui sera le meilleur « normalisateur » de la Tchécoslovaquie récalcitrante. » Le parallèle avec les récentes déclarations de Robert Fico à Pékin est une coïncidence aussi tragique que prémonitoire, qui ne laisse désormais plus aucun doute sur le positionnement du Premier ministre slovaque.
Un autre événement majeur, qui a suscité une vive polémique en Slovaquie tout en échappant aux radars de la presse internationale, concerne les agressions physiques subies par la minorité slovaque en Serbie au cours de cet été. Le samedi 9 août se tenait une exposition photographique à l’occasion des festivités nationales slovaques organisées à Bački Petrovac, en Voïvodine, qui documentait les manifestations étudiantes en Serbie et constituait le fruit du travail minutieux d’un groupe informel de Slovaques originaires des régions de Bačka, du Banat et du Srem. « Le conflit, qui a donné lieu à des affrontements physiques, a opposé des membres du Parti progressiste serbe du président Aleksandar Vučić et des citoyens qui avaient préparé l’exposition de photos des manifestations antigouvernementales. » Au cours de cet incident, les photographies exposées ont été endommagées et plusieurs personnes ont été blessées. Cependant, la réaction du gouvernement slovaque a été quelque peu déroutante. Le Premier ministre slovaque a simplement déclaré sur les réseaux sociaux qu’il s’agissait d’une « affaire politique purement interne à la Serbie souveraine et n’ayant rien à voir avec la situation de la minorité nationale slovaque ». Il a ajouté : « Le gouvernement serbe mérite nos remerciements pour son attitude envers les Slovaques vivant en Serbie. Les libéraux et les progressistes bien-pensants, comme d’habitude, ignorent les informations objectives, s’ingèrent dans les affaires de la Serbie souveraine et contribuent à diviser davantage les gens ». Au-delà du fait que cette agression constitue une violation flagrante du droit à la liberté d’expression, la Slovaquie a le devoir de protéger sa population à l’étranger dans le cadre de ce que l’on appelle communément la protection diplomatique. L’opposition politique a donc rapidement réagi en estimant que « personne qui se soucie de la sécurité de nos compatriotes ne peut rester les bras croisés » tout en critiquant Robert Fico ainsi que le ministre des Affaires étrangères et des affaires européennes, Juraj Blanár, pour leur inaction et leur absence d’intervention diplomatique. Plus grave encore, cet incident semble indiquer que la proximité entre Robert Fico et Aleksandar Vučić (notamment au sujet du Kosovo et de Vladimir Poutine) prévaut sur la sécurité et les intérêts des Slovaques pour s’inscrire dans une politique étrangère qui ne sert qu’un homme et son projet personnel.
Conclusion
Tandis que Xi Jinping confiait à Robert Fico que la Chine était « prête à approfondir leur confiance politique mutuelle » et le remerciait pour « son amitié sincère », Juraj Blanár, de son côté, commentait l’impact des drones russes sur le territoire polonais en ces termes : « Je veux croire que les drones qui ont pénétré sur le territoire polonais (…) devaient atterrir sur le territoire ukrainien ». La conclusion, sans surprise, est que Robert Fico s’est adonné à une véritable masscarade diplomatique vendredi dernier en Ukraine. Cette attitude insolente et inconsciente ne fait qu’accentuer l’isolement de la Slovaquie vis-à-vis de ses partenaires européens et témoigne d’une indifférence inopportune face aux réalités géopolitiques qui façonnent l’avenir de la Slovaquie et de l’UE.

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