Une fissure dans la défense européenne des droits des femmes: le Parlement letton rompt avec la Convention d’Istanbul

Le Parlement letton, Riga (Lettonie), 27 juin 2021. Source : PROP1001 via Wikimedia Commons

«Il s’agit d’un recul sans précédent et profondément inquiétant pour les droits des femmes et les droits humains en Europe». Le Parlement letton (ou Saeima) a approuvé, le jeudi 30 octobre, par un vote de 56 voix contre 32 et 2 abstentions, la sortie de la Lettonie de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique de 2011, couramment désignée sous le nom de « Convention d’Istanbul ». À peine deux ans après avoir ratifié la Convention, le pays balte fait volte-face, criant motus aux femmes lettonnes victimes de violences conjugales. Elles étaient 356 en 2022, dans un contexte national de violences faites aux femmes toujours plus alarmant. En 2018, la Lettonie affichait déjà le taux de féminicides le plus élevé parmi les États membres de l’Union européenne (UE), et en 2022, 100 % des victimes d’homicides commis par un partenaire intime étaient des femmes. Même si les réactions médiatiques internationales implorent le président letton Edgars Rinkēvičs d’inverser la tendance en exerçant son droit de veto, et malgré sa décision de renvoyer le texte au Parlement pour réexamen, le vote des députés de Latvia First (parti populiste conservateur) et de l’Union des paysans et des Verts (membre de la coalition gouvernementale centriste) demeure une gifle qui laissera une trace pérenne, à la fois politique et symbolique : la Lettonie semble capable de se désengager de ses obligations européennes, tandis que les droits des femmes sont renvoyés à la sphère domestique et relégués au rang de question intérieure. Mais l’enjeu ne serait-il pas plus grand que cela ?

Il me semble d’abord nécessaire de rappeler que les motifs invoqués par les députés ayant voté le retrait de la Lettonie de la Convention d’Istanbul relèvent avant tout — et presque exclusivement — de considérations idéologiques. En effet, comme le rapporte Euronews, les deux arguments majeurs avancés estiment que la Convention serait « un produit du féminisme radical fondé sur l’idéologie du genre » et qu’elle obligerait à « inclure l’idéologie du genre dans les programmes scolaires ». Les déclarations de Linda Liepiņa (il est toujours tristement surprenant de voir une femme s’opposer à ses propres droits), députée et cofondatrice de Latvia First, illustrent bien l’empreinte idéologique sur le débat, puisqu’elle affirme voir dans la Convention « une idéologie étrangère s’immisçant dans la vie quotidienne ». En résumé, selon ses détracteurs, la Convention d’Istanbul serait superflue au regard du corpus juridique national, jugé suffisant pour protéger les femmes contre les violences conjugales, et constituerait une ingérence dans les valeurs traditionnelles, domaine extérieur au champ de compétence de l’UE. Or, comme le souligne Le Monde, le Conseil de l’Europe avait déjà réfuté ces allégations en 2022, rappelant que « la Convention d’Istanbul n’établit aucune nouvelle norme sur l’identité de genre ou l’orientation sexuelle ». De plus, un simple coup d’œil à l’article 3, prétendument problématique, suffit à décrédibiliser les arguments de Latvia First, puisqu’il n’y est fait nulle part mention d’une quelconque « idéologie du genre » :

3(c) « le terme “genre” désigne les rôles, les comportements, les activités et les attributions socialement construits, qu’une société donnée considère comme appropriés pour les femmes et les hommes ».

J’ajouterai qu’à aucun endroit du texte ne figurent les mots « idéologie » ou « féminisme ». Il s’agit donc d’un texte strictement apolitique qui, depuis 2023, constitue un accord juridiquement contraignant pour les États membres de l’UE (Décision (UE) 2023/1075). À cet égard, le retrait de la Lettonie de la Convention d’Istanbul s’inscrit à contre-courant d’une tendance européenne, comme en témoigne la récente directive (UE) 2024/1385. Cette première directive de l’Union spécifiquement consacrée à la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique établit un cadre commun de prévention et de répression, érige en infractions pénales plusieurs formes de violence (mutilations génitales féminines, mariage forcé, cyberharcèlement, partage non consenti d’images intimes), et impose aux États membres des obligations en matière d’accès à la justice et de soutien aux victimes. En matière de jurisprudence européenne, la Cour européenne des droits de l’homme a établi plusieurs précédents majeurs, notamment dans l’arrêt Opuz c. Turquie (2009), qui reconnaît la violence domestique subie par la requérante comme une violation des articles 2, 3 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, et dans l’arrêt Talpis c. Italie (2017), qui engage la responsabilité des autorités italiennes pour ne pas avoir protégé une femme et son fils d’un mari violent.

Concrètement, si la Lettonie se retirait définitivement de la Convention d’Istanbul, elle perdrait un cadre essentiel de prévention, de protection et de poursuite des auteurs de violences conjugales. Certes, les mesures législatives nationales existantes et le travail non négligeable d’associations locales telles que MARTA contribuent déjà à lutter contre ces formes de violence, mais il ne faut pas sous-estimer l’apport structurel que représente la Convention pour le pays balte. En effet, le rapport présenté en 2025 par la Lettonie au GREVIO (Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique) montre que depuis 2023-2024, la Convention d’Istanbul a permis d’instaurer rapidement et efficacement un arsenal de prévention et de lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique :

« De 2022 à 2024, le ministère des Affaires sociales a collaboré avec l’ONG Centre MARTA pour organiser des ateliers de négociation sur le thème des relations respectueuses, destinés aux jeunes âgés de 15 à 19 ans, touchant ainsi 436 jeunes » (conformément à l’article 13 de la Convention).

La création, en janvier 2025, de l’Académie de la justice vise à renforcer les compétences professionnelles des magistrats et à promouvoir une compréhension commune, parmi les juges et procureurs, des spécificités de la violence domestique et de la violence à l’égard des femmes. Elle propose notamment le cours en ligne HELP (Human Rights Education for Legal Professionals) intitulé « Violence against women and domestic violence for law enforcement » (conformément à l’article 15 de la Convention).

La mise en place du Plan pour la promotion de l’égalité des droits et des chances entre les femmes et les hommes (2024-2027) ainsi que du Plan de prévention et de lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (2024-2029) visent à réduire les stéréotypes de genre, à intégrer l’égalité dans les politiques publiques et à appliquer la Convention d’Istanbul autour de ses quatre piliers : prévention, protection des victimes, responsabilisation des auteurs et coordination des politiques.

Les résultats n’ont pas failli à la promesse, comme en témoigne l’augmentation significative des demandes de protection temporaire contre la violence, régies par la loi de procédure civile (Civil Procedure Law), qui sont passées de 737 en 2021 à 1 467 en 2024 (conformément à l’article 29(1) de la Convention). À noter que le GREVIO effectue sa première visite d’évaluation thématique en Lettonie du 3 au 7 novembre 2025 et devrait publier son rapport à l’automne 2026. Ce document s’annonce particulièrement éclairant et devra être suivi de près pour évaluer l’impact à long terme des mesures issues de la Convention d’Istanbul, notamment si le pays venait entre-temps à s’en retirer.

En attendant que le Parlement letton se prononce à nouveau sur sa première décision, il n’en demeure pas moins que, quel qu’en soit le dénouement, ce premier résultat a révélé le rapport singulier qu’entretiennent les anciens pays et États satellites de l’Union soviétique avec la question des droits des femmes. En effet, que ce soit au fil de mes lectures académiques ou lors de mes échanges avec mes pairs d’Europe occidentale, j’ai constaté la persistance d’un discours monolithique fondé sur un mythe : celui selon lequel les pays post-socialistes d’Europe centrale et orientale (PECO) auraient préservé l’héritage féministe et égalitaire de la doctrine soviétique. Dans les faits, « alors qu’il existait une égalité publique dans l’accès à l’éducation et au marché du travail, la sphère privée conservait largement les rôles traditionnels attribués à chaque sexe, en particulier au sein de la famille ». Si le retrait de la Lettonie de la Convention d’Istanbul a pu inquiéter l’Europe occidentale, il provoque bien moins de remous à l’Est, puisque ni la République tchèque, ni la Slovaquie, ni la Hongrie, ni la Bulgarie ne l’ont ratifiée. Comme l’expliquent Havelková et al., la politique d’« égalité des sexes » propre à l’État socialiste a exercé une influence ambivalente sur les pays nouvellement libérés du joug soviétique : le constitutionnalisme y a tantôt renforcé, tantôt renversé les hiérarchies entre les sexes. Les coauteures observent qu’« une tendance générale à noter est l’influence du populisme sur la constitutionnalisation de questions autrefois considérées comme morales ou religieuses, ce qui a entraîné un accroissement du débat public et du droit constitutionnel dans la sphère privée, affectant les relations familiales, les droits reproductifs et la protection contre la violence, y compris la violence domestique (…). Ce processus conduit souvent à l’instrumentalisation des droits des femmes ». Ce phénomène se manifeste chez les PECO par d’importantes fluctuations dans l’adhésion aux valeurs et aux engagements de l’UE. Havelková et al. identifient une première phase d’européanisation, marquée par des avancées en matière d’égalité entre les sexes (grâce à la mise en œuvre de directives ou de législation anti-discrimination dès le processus d’adhésion), suivie d’un repli face à la supranationalité de l’Union, perçue comme une ingérence dans les questions d’ordre domestique. Il en résulte l’actuel « mélange d’égalité formelle, souvent visible dans les affaires portées par des hommes, et d’une approche plus sexiste, parfois biologiquement déterministe, du genre dans d’autres domaines ». On en trouve un exemple en Croatie et en Slovaquie, où Havelková et al. observent un retour à la tradition dans les années 1990, suivi d’une phase de conditionnalité européenne dans les années 2000, puis d’une montée du populisme et de l’activisme anti-genre depuis 2013. En Pologne, Anna Śledzińska-Simon distingue quatre périodes du constitutionnalisme : transitionnelle (avant 1997), libérale (1997-2015), illibérale (2015-2023) et hybride (depuis 2023).

Ainsi, pour comprendre l’argumentaire de Latvia First et, plus largement, analyser l’évolution du débat autour de la Convention d’Istanbul, en Lettonie comme dans les pays voisins, il est essentiel de replacer ces dynamiques dans leur contexte politique et historique : « le scepticisme ou le rejet pur et simple de la Convention d’Istanbul dans de nombreux pays d’Europe centrale et orientale montre qu’un fil conducteur de méfiance envers les normes culturelles occidentales unifie de plus en plus les pays de la région ».

2 réponses à « Une fissure dans la défense européenne des droits des femmes: le Parlement letton rompt avec la Convention d’Istanbul »

  1. Avatar de inventive4dd076f464
    inventive4dd076f464

    Excellente analyse.

    En ce qui concerne l’affirmation controversée de Linda Liepiņa, il convient d’ajouter que les conventions internationales ont pour objectif d’empêcher les États de s’écarter à l’avenir des valeurs communes dans leur législation. C’est précisément pour cette raison qu’elles sont importantes.

    Aimé par 1 personne

    1. Tout à fait ! Merci pour cette précision.

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