Le 36ᵉ anniversaire de la Révolution de Velours : retour sur un héritage artistique face aux violations des droits humains

Rassemblement de protestataires sur la place Venceslas, à Prague (ancienne capitale tchécoslovaque), durant la Révolution de Velours, vers le 24-28 novembre 1989. Source : RobbieIanMorrison, via Wikimedia Commons

En novembre 1989, il y a eu Berlin, mais aussi Prague et Bratislava. Il y a eu la chute du Rideau de fer, mais aussi celle du régime communiste tchécoslovaque. Il y a trente-six ans, du 16 novembre au 29 décembre 1989, les Tchécoslovaques se rassemblaient en masse dans les rues du pays pour mener une révolution pacifique que l’histoire retiendra comme la « révolution de velours » en tchèque et la « révolution douce » en slovaque, deux expressions jumelles d’un même héritage de courage et d’espoir. Ce qui a commencé le soir du 16 novembre par une chaîne humaine d’étudiants slovaques à Bratislava s’est transformé, dès le lendemain, en un mouvement national marqué par une effervescence artistique inédite. Dès lors, les cortèges ne cessèrent de s’élargir, ralliant un public de plus en plus hétéroclite, des artistes aux syndicats ouvriers, jusqu’à réunir près de 800 000 personnes sur la plaine Letná à Prague. Cependant, s’il y a eu la ferveur, il y a aussi eu la répression : les régiments d’urgence du SNB (Corps national de sécurité) et les membres des Bérets rouges (unité antiterroriste du ministère de l’Intérieur) s’en sont pris aux manifestants à coups de matraque, blessant plus de 500 personnes et procédant à plus de 800 arrestations. Alors que les grandes figures de l’automne 1989 nous quittent peu à peu et que le gouvernement slovaque faiblit dans son devoir de mémoire (le 17 novembre ne sera plus un jour férié à partir de cette année), il est plus que jamais impératif de se souvenir des violations des droits humains commises sous le régime communiste tchécoslovaque, notamment en reconnaissant à sa juste valeur le rôle de l’art dans leur dénonciation. Car, comme je m’efforce de le montrer tout au long de cet article, l’art a été la forme d’expression privilégiée de cette révolution, un langage de résistance dont l’héritage est toujours vivant.

L’art(me) contre la répression

De 1948 à 1989, les Tchécoslovaques ont été privés de leurs droits et libertés fondamentaux : liberté d’expression et d’opinion, liberté d’information et de la presse, liberté de religion et de conviction, liberté de circulation, liberté de réunion, d’association et de manifestation, ainsi que du droit à un procès équitable, à une éducation libre et au respect de la vie privée. Pourtant signataire de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966) et des Accords d’Helsinki (1975), la Tchécoslovaquie demeurait un régime marqué par les procès politiques, les détentions arbitraires et une surveillance de masse étouffant toute voix dissidente. Outre la souffrance physique infligée par la violence, la censure de la culture a également constitué une source importante de souffrance et de brutalité, et il n’est pas anodin que les premiers signes de soulèvement aient été portés par les artistes. En effet, le bref essor artistique des années 1960, amorcé par la politique du « socialisme à visage humain » d’Alexander Dubček en 1968, a notamment permis la diffusion partout en Tchécoslovaquie des chansons du groupe Velvet Underground, rapportées des États-Unis par Václav Havel, ainsi que la création du groupe de rock tchèque The Plastic People of the Universe (PPU). Mais « les communistes sont perturbés par le jazz et le rock, par les films d’une nouvelle génération de cinéastes, par un théâtre satirique nouveau et courageux », et les chars du Pacte de Varsovie sont envoyés pour réprimer le Printemps de Prague. Pourtant, la graine est semée et quelque chose s’éveille dans l’esprit des dissidents tchécoslovaques, une fibre contestataire que Milan Kundera exprimera si bien des années plus tard, en 2008 : le « le terreau miraculeux de l’art transforme la souffrance en or ». De cet esprit naît la Charte 77, un mouvement intellectuel et dissident formé en réaction à l’arrestation, en 1976, des membres du groupe PPU pour « attentat contre la culture ». Parmi les membres de la Charte 77 figuraient Václav Havel et plusieurs intellectuels qui deviendront, quelques années plus tard, les grandes figures de la révolution de Velours. « 1989 a été un moment unique durant lequel les artistes ont joué un rôle important dans la mise en place du nouveau système politique. L’écrivain, dramaturge et figure centrale de la dissidence culturelle tchèque, Václav Havel, est même devenu le premier président du nouvel État démocratique. »

Lorsque le moment décisif arrive en 1989, dans un pays qui avait déjà soif de contestation l’année précédente avec la manifestation aux bougies à Bratislava pour la liberté religieuse et les droits civiques, l’art sort de la clandestinité et se place à l’avant-garde du changement. À partir du 18 novembre, les étudiants de l’Académie des arts du spectacle de Prague lancent un mouvement de grève, rapidement rejoints par les employés des théâtres et les acteurs de la ville. Le lendemain, près de 500 artistes, chercheurs et intellectuels slovaques se réunissent à l’Art Forum (« Umelecká beseda ») de Bratislava. Indignés par la répression policière contre les étudiants pragois deux jours plus tôt, ils fondent Public contre la violence (« Verejnosť proti násiliu »). Parmi ses membres fondateurs figure Milan Kňažko, que j’ai eu la chance de voir jouer au Luxembourg il y a quelques mois. Grand acteur passionné de théâtre, mais aussi homme politique engagé, il fut, aux côtés de Václav Havel, le visage slovaque de la Révolution de velours. Son discours sur la place du Soulèvement national slovaque (SNP) reste ancré dans la mémoire collective, un appel vibrant à la liberté, aux droits humains et à la fin du régime. Ainsi, alors que la contestation germe dans la société et s’exprime d’abord à travers l’art, il importe de souligner que l’un des premiers gestes du gouvernement tchécoslovaque démissionnaire fut, le 27 novembre, de mettre fin à la censure : le ministère de la Culture autorisa l’accès du public aux ouvrages anticommunistes dans les bibliothèques. Enfin, la musique a également joué un rôle essentiel dans l’éveil des consciences et l’élan du soulèvement. La voix de Marta Kubišová résonnait à nouveau avec Modlitba pro Martu, écrite dans le contexte de 1968, preuve que l’art n’avait jamais disparu, mais avait seulement été contraint au silence. Au même moment, Sľúbili sme si lásku d’Ivan Hoffman devenait l’hymne de la Révolution de velours. Sans oublier le tintement des trousseaux de clés agités par des milliers de manifestants, symbole à la fois de portes qui s’ouvrent vers la liberté et du dernier adieu adressé au régime.

Le mur de John Lennon

Dans le pittoresque quartier de Malá Strana, à Prague, se trouve le mur John Lennon, qui a connu un destin moins tragique que celui de Berlin. Depuis octobre 2019, seuls les artistes professionnels sont autorisés à y laisser leur marque, désormais considéré comme un véritable mémorial surveillé par des caméras. Pourtant, durant le régime communiste tchécoslovaque, sa surface était une fresque de lutte pour la liberté et un espace d’expression politique. En 1980, le visage du leader des Beatles apparaît sur le mur, à la fois en hommage à son assassinat et à ses idéaux pacifistes : « pour les étudiants tchèques, qui étouffent sous la chape de plomb communiste après la normalisation de 1968, c’est un symbole de paix et de liberté qui disparaît. » En quelques jours, et jusqu’en 1989, le mur devient le support sur lequel les étudiants de Prague expriment leur désir de paix et leur révolte contre la guerre et la dictature. « Régulièrement, le pouvoir communiste fera effacer les inscriptions dissidentes en couvrant le tout de gris ou de vert.« 

L’héritage et l’importance de ce lieu demeurent indissociables de l’expression artistique contre la répression communiste, au point qu’en novembre 2017, à l’occasion de la commémoration de la Révolution de velours, le mur a de nouveau été symboliquement réinvesti : un collectif d’artistes l’a entièrement blanchi, ne laissant apparaître que le message « Wall is over ! ». En effet, « pour les étudiants incriminés, le mur ne [devait] pas se limiter à une simple attraction touristique mais il doit rester le vecteur d’un message universaliste ». En outre, en novembre 2000, le collectif d’artistes Rafani avait repeint le mur en vert et y avait inscrit le mot « Love ». Le mur change ainsi constamment d’apparence sans jamais s’éloigner de la fonction qu’il a héritée de 1989, et il m’a paru essentiel de le mentionner puisqu’il reste largement méconnu du public occidental. Pourtant, « de nombreux Tchèques associent encore le mur de Lennon à la liberté d’expression, à la résistance contre le communisme ».

Affiches de Jiří Votruba et du Forum civique

En Slovaquie comme en République tchèque, tous ceux qui défilaient dans les rues en novembre 1989 se souviennent des affiches du Forum civique (Občianske fórum), notamment celle conçue par Jiří Votruba, sur laquelle on voit un groupe d’enfants arborer le slogan « Cher professeur, vous n’avez plus besoin de nous mentir ». Interrogé par Radio Prague International, Jiří Votruba est revenu sur cette affiche en déclarant : « Je pense que ce travail a été accompli principalement grâce à l’enthousiasme suscité par ce changement d’époque magnifique et par la fin du communisme. Ce que j’ai fait était très sincère. » Ces supports visuels occuperont une place centrale, car ils ont constitué le médium et l’iconographie propres au mois de novembre 1989, une véritable série historique d’enthousiasme révolutionnaire aujourd’hui conservée par le musée de la ville de Prague. Le musée rappelle d’ailleurs que « les vitrines, les murs, les poteaux, les arrêts de bus et autres surfaces ont été inondés d’innombrables résolutions, affiches, tracts et déclarations. Pendant un certain temps, l’espace public est devenu, au sens propre du terme, un lieu d’expression libre. »

Ce qui retient également l’attention, c’est la colorimétrie de ces affiches et leur esthétique enfantine (le logo souriant du Forum civique, créé par Pavel Šťastný alors étudiant en première année à l’Académie des arts, en est un bon exemple). Ce choix graphique était volontaire : il s’agissait de rompre avec la production massive d’affiches monolithiques au style soviétique imposée par le régime communiste, dont la dernière exposition a eu lieu en février 1989 ! À partir de ce moment, les affiches et les slogans du Forum civique sont devenus incontournables et se sont imposés comme les mots d’ordre de la révolution et de la transition. Ils appelaient à des élections libres, à la démocratie, au pluralisme, à des grèves générales, à une intégration européenne, et même à une prise en compte de la situation environnementale désastreuse. Les affiches du Forum civique ont par ailleurs donné naissance à plusieurs expressions emblématiques de 1989, comme le « V » de Havel pour la paix, ou encore « La vérité et l’amour doivent l’emporter sur le mensonge et la haine », formule qui résumait le mandat que Havel entendait défendre lors de l’élection présidentielle.

Les photos de Karel Cudlín

Enfin, si l’on pourrait penser que les médias audiovisuels ont joué un rôle majeur, leur impact fut bien moindre que celui de l’art de rue et des pancartes. La radio, la télévision et le cinéma étaient strictement contrôlés par le parti communiste, avec en toile de fond l’existence de Radio Free Europe qui diffusait depuis l’étranger. L’héritage le plus durable est donc la photographie, et plus particulièrement celle de Karel Cudlín. Ce dernier a immortalisé les grandes manifestations de novembre 1989 à Prague, avant de devenir le photographe personnel du président Václav Havel. Grâce à lui, on peut contempler la Tchécoslovaquie d’avant 1989, mais aussi celle de l’après : « L’année 1989 restera sans aucun doute mémorable pour nous avoir donné un premier aperçu de la liberté et des possibilités, jusqu’alors difficilement imaginables, de mener pleinement, librement et de manière responsable sa propre vie. Ce fut une année unique, la dernière des années 1980, dont nous subissons encore aujourd’hui les conséquences. » On peut également citer Tomki Němec, qui a photographié les coulisses d’une campagne politique sans précédent et son protagoniste, Václav Havel, mais aussi Miloš Fikejz et Pavel Štěcha, photographe officiel du Forum civique.

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