Comment la Slovaquie est devenue une démocratie illibérale

L’appellation oxymorique de « démocratie illibérale » trouve son origine dans l’article séminal du journaliste Fareed Zakaria, The Rise of Illiberal Democracy (1997). Risible et curieux est de constater que la Slovaquie y figure en guise d’exemple dès l’introduction. Affligeant et décevant est de reconnaître que ce pays en est la quintessence vingt-huit ans plus tard. En effet, les élections parlementaires de 2023 ont inauguré le quatrième mandat de Robert Fico, fervent populiste pro-russe, à la tête du gouvernement slovaque. Depuis son investiture, la démocratie de ce pays d’Europe centrale est en proie à des attaques répétées contre ses fondements et ses valeurs.
Zakaria définit les démocraties illibérales comme des « régimes démocratiquement élus, souvent réélus ou réaffirmés par référendum, [mais] qui outrepassent régulièrement les limites constitutionnelles de leur pouvoir et privent leurs citoyens des droits et libertés fondamentaux« . La Hongrie de Viktor Orbán et la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan en sont les exemples les plus allégoriques par leur politique intérieure répressive, leur politique étrangère nébuleuse et leurs positions diplomatiques volatiles. Si d’aucuns estiment que désigner la Slovaquie de démocratie illibérale est abusif, cela tient en partie à la couverture approximative et timorée de la situation politique du pays, ainsi qu’aux réactions insuffisantes de la Commission européenne. Ainsi, cet article se donne pour but de retracer, aussi exhaustivement que possible, la chronologie d’une démocratie en péril.
Anatomie d’une dérive
Le premier coup de massue porté à la démocratie slovaque après les élections de 2023, et sans doute le plus saillant, fut la réforme du Code pénal prévoyant deux mesures clés : la dissolution du Bureau du procureur spécial (BPS) et l’allègement des peines pour corruption et délits économiques couplé d’une réduction des délais de prescription pour crimes graves, comme le viol.
Officialisée le 15 janvier 2024, la suppression du BPS a mis un terme à plus de vingt ans de lutte contre le crime organisé, la mafia et les affaires de corruption, notamment celles impliquant des membres ou proches collaborateurs de Robert Fico (cf. l’enquête sur l’assassinat du journaliste d’investigation Jan Kuciak en 2018) : une décision qui pourrait conduire à une impunité des dirigeants slovaques. Mais la réforme s’inscrit dans une démarche plus globale visant à réduire la responsabilité pénale des élites politiques et économiques avec l’élargissement des pouvoirs du procureur général, un poste clé nommé par le président sur proposition du Parlement, entre autres.
Ces dispositions ternissent l’État de droit, le droit à un procès équitable ainsi que l’indépendance et l’impartialité de la justice slovaque. En même temps, ces mesures affaiblissent davantage la protection des victimes et compromettent sérieusement la possibilité de poursuites pénales.
Concrètement, cette réforme porte atteinte à deux textes fondamentaux de l’UE. En effet, le BPS étant chargé de protéger les intérêts financiers de l’UE, sa suppression constitue une violation manifeste de l’article 325 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Cet article impose aux États membres de « combattre la fraude et tout autre activité illégale portant atteinte aux intérêts financiers de l’UE« … De plus, le principe de l’État de droit figure dans le préambule de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, un texte à la portée juridique identique à celle des traités. Ainsi, comment une telle réforme a-t-elle pu être adoptée ? La réponse réside dans les manœuvres rusées des démocraties illibérales, qui exploitent les failles des systèmes juridiques.
En effet, l’article de Marek Domin, ‘Abolition of the Special Prosecutor’s Office in Slovakia: Violation of the Rule of Law in the Name of Protecting Human Rights?‘, démontre qu’il n’y a pas eu violation des principes constitutionnels de l’État de droit et de la légalité du pouvoir d’État. Étant donné que le gouvernement de Fico a justifié cette réforme par une prétendue nécessité de rendre les peines « plus humaines » et de corriger les dysfonctionnements du BPS accusé de menacer des droits fondamentaux, il a rempli une des trois conditions qui permet de recourir à la procédure législative abrégée, réservée à des « circonstances extraordinaires ». C’est pour cela que le 3 juillet 2024, la Cour constitutionnelle slovaque a jugé que les principales dispositions de ce paquet de réformes n’étaient pas inconstitutionnelles.
En conséquence, face à la gravité de la situation générée par la réforme du Code pénal, la Commission européenne a adressé un avertissement à Robert Fico, évoquant des sanctions potentielles, telles que des amendes ou une suspension des fonds européens. Sous cette pression, le 10 juillet 2024, un projet d’amendement a été approuvé par le gouvernement slovaque. Celui-ci inclut notamment une légère augmentation des sanctions en cas d’utilisation abusive des fonds européens et un délai plus étendu de prescription pour les délits portant atteinte aux intérêts financiers de l’UE .
De surcroît, le remplacement de l’Agence nationale de lutte contre la criminalité (NAKA) par un Office de lutte contre la criminalité organisée (ÚBOK), en août 2024, constitue une autre attaque insidieuse contre l’État de droit. Cette « réorganisation » apparente s’avère en réalité un subterfuge destiné à écarter discrètement des enquêteurs et des affaires gênantes pour le gouvernement. Le journal SmeDemokrati a révélé ce manège politique en expliquant que des centaines d’enquêteurs allaient être réaffectés dans divers départements à travers la Slovaquie, les plus problématiques pour les envoyer à l’autre bout du pays. À cela s’ajoute le fait que les dossiers sensibles seront abandonnés ou redistribués de manière à pousser certains membres clés à démissionner…
Le deuxième ébranlement démocratique prend forme dans les actions liberticides menées par la ministre de la Culture, Martina Šimkovičová, candidate du Parti national slovaque (SNS). La réforme de l’audiovisuel public, entrée en vigueur le 1ᵉʳ juillet 2024, a permis au gouvernement de placer la Radio-Télévision slovaque (RTVS), rebaptisée Télévision et Radio Slovaques (STVR), sous la tutelle directe du ministère de la Culture. Sa direction est désormais assurée par un candidat désigné par un conseil composé de neuf membres, dont quatre sont nommés directement par le ministère, ce qui a entraîné le licenciement massif de journalistes et d’employés. Bien qu’un cadre juridique européen garantisse l’indépendance et le pluralisme des médias, la Slovaquie est devenue, au sein de l’Union européenne, un pays qui centralise ses médias publics, prive ses citoyens d’informations indépendantes et impartiales, et fait fi des libertés d’expression et d’opinion. La liberté d’expression, reconnue comme une condition nécessaire au fonctionnement d’une société démocratique (Art. 10, CEDH), est un baromètre essentiel pour évaluer la nature d’un régime politique. Son respect ou son déni révèle la véritable orientation d’un gouvernement…
Cette lutte obstinée contre le monde médiatique se poursuit avec l’adoption, le 30 octobre 2024, d’un projet de loi controversé. Celui-ci permet à une personnalité publique ou un homme politique d’exiger une rectification de la part d’un média, dès lors qu’il ressent, même de manière subjective, que l’information le concernant est erronée. Il n’est même pas tenu de prouver que l’article lui a causé un préjudice. Selon Pavol Szalai, responsable du bureau de Reporters sans frontières pour l’Union européenne et les Balkans, « le droit de rectification risque de devenir un outil d’intimidation des médias« .
D’autre part, le gouvernement slovaque a adopté, le 12 juin 2024, la loi dite « Lex Atentát », en réponse à la tentative d’assassinat du Premier ministre Robert Fico survenue le 15 mai 2024. Cette législation interdit notamment les rassemblements devant les domiciles des politiciens, ainsi que près des lieux de réunion et des sièges des membres du gouvernement. Il est également interdit de se rassembler dans une zone destinée principalement à l’habitation et qui n’est pas une place, un parc, une place de marché ou un autre lieu similaire. L’opposition a immédiatement saisi la Cour constitutionnelle, arguant que cette loi constitue une restriction de la liberté de réunion et d’association et une ingérence dans la liberté d’expression.
En outre, les institutions culturelles slovaques subissent une véritable purge, un terme largement repris par les médias slovaques et étrangers depuis l’été 2024. Plusieurs figures éminentes de la scène culturelle ont été limogées sans justification, parmi lesquelles Matej Drlička, directeur général du Théâtre national slovaque, Alexandra Kusá, directrice générale de la Galerie nationale slovaque, Branislav Pánis, directeur du Musée national slovaque, et Pavel Sibyla, directeur du Centre littéraire slovaque. Šimkovičová a ainsi progressivement privé les Slovaques de leur liberté d’expression artistique et de leurs droits culturels (Art.27, DUDH), dans cette partie d’échecs où elle manœuvrait avec huit dames à la place des pions.
De plus, les résultats du programme de subventions du ministère de la Culture (novembre 2024) ont mis en évidence une ostracisation totale et délibérée des organisations LGBTQI+ en Slovaquie. Dès janvier 2024, la ministre avait annoncé qu’aucune subvention ne serait accordée à ces associations, marquant ainsi une discrimination assumée envers cette minorité. En effet, France 24 rapporte les affirmations de Šimkovičová qui estime que « la culture des Slovaques doit être slovaque — slovaque et rien d’autre » et que « l’idéologie LGBTQI+ est responsable de la ‘disparition’ de l’Europe« . Cette politique constitue une violation flagrante des principes d’égalité et de non-discrimination, véritable cœur des droits humains.
Ce cimetière des droits humains continue d’accueillir de nouvelles tombes avec la proposition de Šimkovičová d’amender la loi sur la langue d’État dans une révision digne de la novlangue orwellienne (octobre 2024). Ces changements cherchent à restreindre, voire à interdire, l’usage du hongrois et d’autres langues minoritaires dans certains domaines publics, tels que les services postaux ou les transports. L’amendement cible également l’emploi d’expressions étrangères et punit, par le biais d’amendes, les entrepreneurs, les individus dans leur cadre professionnel et les personnes morales publiant des textes privés avec des fautes de grammaire ou d’orthographe. Cette législation va à l’encontre des engagements internationaux de la Slovaquie, notamment ceux énoncés dans la Déclaration universelle des droits linguistiques (1996), dans la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles (2005) et dans la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (1992). Plus largement, il s’agit d’une entrave à la liberté de communiquer et de participer pleinement à la vie publique de la société slovaque.
Enfin, en septembre 2024, le journal Denník N a révélé que le Service d’information slovaque (SIS) se serait doté d’un outil de surveillance capable d’infiltrer les microphones, caméras et écrans des téléphones portables, ainsi que de télécharger le contenu des applications de communication. Il s’agirait du système Pegasus, un logiciel d’espionnage israélien hautement controversé (cf. Révélation du CitizenLab, 2019). Bien que le président Peter Pellegrini ait refusé de confirmer ou de démentir officiellement l’acquisition de cet outil, cette révélation soulève de graves inquiétudes sur le respect du droit à la vie privée et la cybersécurité des citoyens slovaques. Ces craintes s’inscrivent dans un contexte déjà alarmant, renforçant les mises en garde formulées plus tôt par František Majerský du Mouvement chrétien-démocrate (KDH), qui avait dénoncé l’intention du gouvernement de surveiller ses citoyens.
Un nouveau cheval de Troie en Europe ?
À ces violations démocratiques internes s’ajoute un rapprochement inquiétant entre le Premier ministre slovaque et un homme sous mandat d’arrêt international pour crimes de guerre, Vladimir Poutine. L’UE doit se prémunir contre le danger, avant tout stratégique, que représenterait un deuxième éloignement d’un pays membre – après la Hongrie – des valeurs et des diplomaties européennes. Cette appréhension est d’autant plus justifiée que cette russophilie est à la fois assumée et généralisée au sein du gouvernement slovaque. Deux chevaux de Troie, c’est deux fois plus de risques d’affaiblissement et de discrédit pour le projet européen et son unité. Une « démocratie » qui entretient des relations, que ce soit par le biais de visites ou de messages de soutien subliminaux, avec un régime objectivement criminel, compromet de facto son caractère libéral. La Slovaquie se positionne donc comme une démocratie illibérale également par l’entremise de ses démarches diplomatiques avec un criminel de guerre (selon Robert Badinter et Carla Del Ponte).
La valse cordiale entre Bratislava et le Kremlin a entamé ses premiers pas dès le début du mandat de Fico. En effet, le Premier ministre a choisi Moscou comme première destination pour sa visite officielle, où il s’est effectivement rendu le 22 décembre 2024, une visite non annoncée… Robert Fico est seulement le troisième Premier ministre de l’UE à se rendre au Kremlin après le début de l’invasion de l’Ukraine. Un choix à la symbolique lourde, il s’agit d’une véritable provocation envers l’Ukraine et la « Boussole stratégique » de l’Union européenne. Fico ne s’arrête pas là et entame un second pas de danse en acceptant l’invitation de Vladimir Poutine de participer aux commémorations de la victoire sur le fascisme en mai 2025.
Par ailleurs, le Premier ministre slovaque s’est permis à plusieurs reprises de critiquer le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, notamment lors de l’audition de la Commission des affaires européennes, le 10 janvier 2025. Après avoir menacé de bloquer l’approvisionnement d’urgence en électricité à l’Ukraine, il a déclaré : « Je pense que Zelensky trahit l’Europe. Et je dois admettre que j’en ai assez de le voir parcourir l’Europe pour mendier, faire du chantage et demander de l’argent. Si l’Ukraine nous trompe comme elle nous a trompés en 2008 et cause des dommages à la Slovaquie, la première étape sera d’arrêter toute aide humanitaire. » Enfin, comment ne pas évoquer le coup bas dissimulé contre l’Ukraine lorsque, le 21 janvier 2025, Fico accuse l’opposition slovaque de préparer un Maïdan et l’occupation de bâtiments gouvernementaux…
Cette entente incompatible est d’autant plus flagrante que les autres membres du gouvernement y participent activement. En effet, le ministre des Affaires étrangères, Juraj Blanár, a rencontré Sergey Lavrov à trois reprises, sans avoir effectué de visite en Pologne ou en Ukraine. Le 12 janvier 2025, Andrej Danko, Adam Lučanský, Tibor Gašpar, Ján Mažgút, Richard Glück et Marián Kéry se sont rendus à Moscou pour discuter avec Lavrov. De plus, Andrej Danko, vice-président du Conseil national slovaque, a accordé une interview à l’agence russe TASS, où il a loué Poutine tout en critiquant l’Occident et Zelensky. À côté, la ministre de la Culture a réactivé en 2024 la coopération culturelle avec la Russie et la Biélorussie, deux pays sous sanctions européennes.
Pour les sceptiques qui demeurent, je vous invite à consulter l’intervention de Robert Fico sur la chaîne de propagande russe Rossiya 1, datant du 30 octobre 2024. Lors de cette intervention, il a exprimé un soutien explicite aux affirmations de Vladimir Poutine, selon lesquelles « l’opération spéciale » en Ukraine serait prétendument la conséquence des actions de l’Occident.
Enfin, le 17 janvier 2025, Tibor Gašpar, député et vice-président du Parlement, a évoqué la possibilité pour la Slovaquie de quitter l’UE après sa visite à Moscou. Cette déclaration a immédiatement suscité l’inquiétude de l’opposition, d’autant plus que Robert Fico y a répondu en affirmant : « Tout comme le Pacte de Varsovie s’est effondré en l’espace d’un an, l’UE et l’OTAN pourraient être reléguées aux livres d’histoire sous l’effet des événements mondiaux. » Dès lors, l’UE devrait accorder une attention plus soutenue au projet de « normalisation des relations » avec la Russie de Poutine porté par le gouvernement slovaque. La sonnette d’alarme a été tirée à plusieurs reprises, notamment lorsque l’eurodéputé Luboš Blaha (Smer) s’est qualifié d’ami de la Russie, ou lorsque la Slovaquie et la Hongrie ont opposé leur veto à la proposition de l’UE visant à sanctionner les responsables géorgiens impliqués dans la répression des manifestations pro-européennes.
La Slovaquie, tout comme l’Europe, ne saurait se permettre que l’histoire se répète, celle de la poignée de main entre Jozef Tisso et Adolf Hitler en 1939.
Une démocratie qui coche les mauvaises cases
La Slovaquie demeure une démocratie, mais malade et gangrenée. D’une part, la république parlementaire est régie par une constitution (1992) qui garantit les droits fondamentaux, la séparation des pouvoirs, un système électoral pluraliste et l’État de droit, tout en respectant les normes démocratiques européennes et internationales. D’autre part, la justice est corrompue et partiale, la société civile intimidée, les droits de certaines minorités compromis et l’indépendance des médias menacée. La Slovaquie demeure démocratique dans sa forme, mais sa pratique est altérée par une kleptocratie des droits et libertés, qui méprise par ailleurs ses engagements européens et internationaux. Toutefois, et par bonheur, la Slovaquie peut compter sur ses citoyens qui se mobilisent et manifestent depuis 2023. Ils scandent en chœur, le souffle haletant et le poing serré, pour la démocratie, la liberté et la paix. J’ose espérer que leurs cris dépassent les frontières slovaques et résonnent à travers l’Europe, car ils se battent pour des droits, des valeurs et des principes universels. La moindre des choses que nous puissions leur offrir est un regard plus digne, une oreille attentive et une main tendue.
Instruments juridiques internationaux mis à mal
La Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, le Traité sur l’Union européenne (TUE), la Directive européenne sur les services audiovisuels, le Règlement général sur la protection des données (RGPD), la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (Conseil de l’Europe), la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (Conseil de l’Europe), le Traité de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), les sanctions européennes contre la Russie et la Biélorussie, ainsi que la coopération avec la Cour pénale internationale (CPI, Article 86 du Statut de Rome).

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