« In the American West » de Richard Avedon : voir ceux qu’on a oubliés dans la garantie des droits politiques, économiques, sociaux et culturels

Je crois en la puissance cathartique de la photographie et partage cette croyance avec Richard Avedon, qui vénérait le pouvoir de transmission du visage et du corps immortalisés. Il a photographié Francis Bacon, Truman Capote, Brigitte Bardot et Samuel Beckett, a coédité le magazine The Magpie aux côtés de James Baldwin, a travaillé pour Vogue et a créé les campagnes publicitaires emblématiques pour Calvin Klein, Revlon et Versace. Richard Avedon, toujours accompagné de son Deardorff 8×10, est une référence incontestable de la photographie à la gélatine argentique du XXe siècle. Son univers esthétique se déploie à travers l’utilisation du noir et blanc et de luminaires de studio pour obtenir un portrait extrêmement précis, minimaliste et sculptural, évoquant un collage. Bien qu’il ait principalement été portraitiste commercial et de célébrités, il a également documenté le mouvement américain des droits civiques et les victimes du napalm durant la guerre du Vietnam, révélant ainsi ses convictions politiques personnelles, un dévoilement auquel aucun artiste ne peut prétendre échapper.
Je ne souhaite pas vous détailler sa biographie — qui, de toute façon, ne pourrait décemment résumer les soixante années de sa carrière photographique —, mais tiens plutôt à vous parler de son œuvre « In the American West » que je suis allée voir la semaine dernière à la Fondation Henri Cartier-Bresson. J’y suis restée plus d’une heure, incapable de détacher mon regard des conversations qui s’engageaient avec le sujet de chaque portrait. Je passais d’un échange intime à un autre. Et pour cause, « In the American West » est l’héritage photographique le plus imposant et le plus plébiscité d’Avedon. Commandée par l’Amon Carter Museum of American Art, cette série de 124 clichés a été réalisée entre 1979 et 1984 dans 17 États de l’ouest des États-Unis avec pour objectif « la recherche d’ icônes humaines » dans une société post crise pétrolière marquée par une phase de récession et de désindustrialisation. Contribuant lui-même à l’esthétisation de cette région des États-Unis par le biais de ses photographies (célébrités, hommes et femmes politiques, artistes, marques de vêtements et de produits de beauté), Richard Avedon savait pertinemment que cette réalité n’était pas représentative de la population « ordinaire » : « Le photographe veut montrer cette classe laborieuse que la politique néolibérale très agressive du président républicain Ronald Reagan relègue aux marges de la société » (Fondation Henri-Cartier-Bresson).

« Je pense que mon travail porte sur l’impuissance» – Richard Avedon, 1987
« Ses photographies ont un côté candide malgré le fait évident qu’elles ont été mises en scène. » Le processus créatif pour « In the American West » se concentre sur une mise en scène technique (éclairage), qui contraste avec l’instantanéité des personnes photographiées dans l’accomplissement de leur travail laborieux. Parce que Richard Avedon s’est engagé dans un processus de démythification de l’Ouest américain, il photographie de manière rudimentaire des mineurs, des serveuses, des vagabonds, des ouvriers d’abattoir et du bâtiment, des routiers, des adolescents, mais aussi des femmes au foyer. « Au lieu des célébrités, des mannequins et des politiciens qu’il photographiait habituellement, les sujets d’Avedon étaient des gens ordinaires, dont beaucoup étaient confrontés à des difficultés. » Néanmoins, pour revenir à la citation évoquée en début de paragraphe, le procédé d’esthétisation reste le même, qu’il s’agisse de gens ordinaires ou de célébrités. D’une part, cette approche témoigne d’une volonté d’établir une égalité de traitement dans la représentation de ces différentes catégories sociales. D’autre part, elle vise à redonner un visage « humain » à des personnes qui bénéficient rarement d’une représentation médiatique, et quand c’est le cas, celle-ci est souvent dépourvue d’esthétisme. Par ailleurs, ce qui révèle toute la dimension humaine de « In the American West » est également l’après. Comme l’explique la Fondation Cartier-Bresson, « Richard Avedon ou l’un de ses assistants réalisait un Polaroïd de chacun des modèles qu’il souhaitait faire poser. Leur numéro était associé à un dossier conservant l’autorisation de publication de leur image, leur nom et leur adresse, afin qu’ils puissent ensuite recevoir un tirage, un livre et une invitation au vernissage de l’exposition. »
Richard Avedon a donc réussi à photographier ces « gens qui sont surprenants, déchirants ou beaux d’une manière terrifiante. Une beauté qui pourrait vous effrayer jusqu’à ce que vous la reconnaissiez comme faisant partie de vous-même. » Le public est ainsi confronté aux conditions socio-économiques de ces personnes par la paradoxale sublimation de leurs visages et corps : les habits sales et usés, les taches de sang, les cicatrices, les dents cariées, les seins asymétriques. Mais comme « il n’y a rien de plus compliqué que de faire simple » (Fondation Cartier-Bresson), je me demande si ce beau projet ne porte pas également préjudice à ces personnes, tant elles sont esthétisées (certaines évoquent des mannequins Calvin Klein ou des acteurs hollywoodiens) : cela ne contribuerait-il pas à l’effacement et à la banalisation de leurs conditions de vie, empêchant d’aller chercher au-delà, comme leur rapport aux droits économiques, sociaux et culturels ? En effet, j’ai été interpellée par la lettre d’une certaine Greta à Richard Avedon, dans laquelle elle lui réclame d’autres tirages d’un jeune vagabond, Juan Patricio Lobato, qu’elle décrit comme sa « fascination devenue une obsession », son « compagnon idéal » et son « fantasy lover » …
Les DESC : sous-estimés et sous-valorisés ?
Cette œuvre invite naturellement à réfléchir sur la situation des droits politiques, économiques, sociaux et culturels sous la seconde administration Trump, marquée par une politique intérieure particulièrement hostile à ce corpus de droits. Un telle introspection sur les États-Unis contemporains, mise en perspective avec celle des années 1980 de « In the American West », est rendue possible grâce à cet esthétisme sobre et intemporel de Richard Avedon. En effet, il permet à ses sujets de s’incruster dans le paysage états-unien actuel, à moins que l’on ne s’attarde sur certains détails révélateurs de leur époque (coupes de cheveux, maquillages), qui seuls trahissent le passage du temps.
En 1919, la création de l’Organisation internationale du travail (OIT) fait des droits socio-économiques l’un des ensembles de droits les plus anciens à bénéficier d’un encadrement international. S’ensuivent plusieurs étapes décisives, avec notamment l’adoption en 1966 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC) et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), la création du Conseil économique et social des Nations Unies (ECOSOC) et du Comité des droits économiques, sociaux et culturels (1985), ainsi que l’élaboration des Principes de Limbourg (1987) et des Principes de Maastricht (1997). Pourtant, ce corpus de droits a longtemps été mésestimé, malgré une évolution significative qui l’a conduit d’une situation de marginalisation à un cadre de protection et de prévention de leurs violations. Cet héritage perdure aujourd’hui, à commencer par les États-Unis.
En effet, « le gouvernement des États-Unis a longtemps adopté une approche ambivalente à l’égard des droits économiques, sociaux et culturels (DESC) » et ce, pour deux raisons principales. D’abord, Flavia Piovesan explique que la bataille idéologique de la guerre froide a donné naissance à deux Pactes différents : l’un relatif aux droits civils et politiques (l’héritage libéral soutenu par les États-Unis), l’autre relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (l’héritage social soutenu par l’ex-Union soviétique). Dès lors, les États-Unis n’ont à ce jour ratifié que le PIDCP (1992), sous prétexte que la ratification du PIDESC « équivaudrait à du socialisme ». Ensuite, la conception américaine des DESC consiste à refuser de les concevoir comme des droits contraignants, mais plutôt comme de simples aspirations non contraignantes (« nonbinding aspirations »). Il faudra attendre l’administration Obama pour que les États-Unis affichent un engagement concret en faveur des DESC, notamment avec leur première contribution en 2010 à l’Examen périodique universel (EPU), qui consacrait une section entière à ces droits. Malheureusement, cet élan prometteur s’interrompt brutalement avec l’élection de Donald Trump en 2017, qui a abouti en juin 2018 au retrait des États-Unis du Conseil des droits de l’homme, entraînant « une moindre participation des États-Unis aux résolutions concernant les droits économiques, sociaux et culturels ».
Les DESC ont longtemps souffert d’une certaine négligence par les États-Unis, tandis que les droits politiques et civils bénéficiaient d’une préférence en raison de l’héritage de la guerre froide – cette hiérarchisation pouvait alors légitimer le positionnement des États-Unis à l’égard de ces « sous-droits ». Or aujourd’hui, le contexte historique et juridique a fondamentalement évolué et les DESC/DCP jouissent désormais d’un cadre de protection et d’application reconnu et compréhensif, enrichi d’une nouvelle doctrine consacrée à leur articulation et à leur cohabitation harmonieuse. En effet, Flavia Piovesan revendique une vision intégrale et indivisible des droits humains, conjuguant les droits civils et politiques aux droits économiques, sociaux et culturels. Cet amalgame est réalisable grâce au Protocole facultatif au PIDESC (qui introduit le système des pétitions individuelles) et par l’établissement d’indicateurs techniques et scientifiques permettant de mesurer les progrès dans la mise en œuvre de ces droits. « Étant donné l’indivisibilité des droits humains, nous devons abandonner une fois pour toutes l’idée erronée selon laquelle une catégorie de droits (les droits civils et politiques) nécessiterait une reconnaissance et un respect complets, tandis qu’une autre catégorie (les droits sociaux, économiques et culturels) n’exigerait aucune forme d’observation. (…) Ils se distinguent comme des droits fondamentaux authentiques et véritables, qui sont exigibles, revendicables et nécessitent un respect sérieux et responsable. Pour cette raison, ils (DESC) doivent être réclamés en tant que droits, et non considérés comme des gestes de charité, de générosité ou de compassion. » Ces évolutions ne permettent plus qu’aujourd’hui un État se permette de bafouer les DESC, comme c’est le cas du gouvernement Trump 2.0, dont l’agenda constitue « un programme autoritaire dangereux, hostile aux droits civils et humains, qui vise les personnes et les communautés les plus vulnérables. »
In Today’s American West
La situation étasunienne de régression économique et sociale est telle que, dès 2017, l’économiste et ancien professeur du MIT Peter Temin estimait que « la plus grande économie du monde est en train d’adopter une structure économique et politique plus semblable à celle d’un pays en développement », où l’on observe une partition en deux mondes économiques et politiques distincts. À l’aide du modèle économique de W. Arthur Lewis, initialement conçu pour analyser les pays en développement, Peter Temin affirme que les inégalités se sont fortement accentuées aux États-Unis : « pour les 50 % les plus pauvres de la population américaine, les revenus n’ont augmenté que de 1 % ; ceux du 1 % le plus riche ont bénéficié d’une croissance de leurs revenus de 205 %. » Dès lors, 20 % de la population appartient au « secteur FTE » (finance, technologie, électronique), tandis que les 80 % restants vivent dans le « secteur des bas salaires » (éducation de qualité médiocre, logements délabrés et peu d’opportunités d’emplois stables). Ces deux groupes évoluent dans des systèmes financiers, des conditions de logement et des opportunités éducatives totalement à part, une disparité qui se manifeste surtout dans l’accès aux DESC.
Dans ce contexte et depuis le retour de Donald Trump au Bureau ovale, les citoyens américains subissent une succession d’atteintes à cet ensemble de droits. Les secteurs de la construction, des transports, de l’éducation, de la santé et de la sécurité sociale apparaissent aujourd’hui comme les plus durement éprouvés par une politique résolument rétrograde en matière de DPC et de DECS – dont les personnes concernées évoquent celles photographiées, il y a quarante ans, par Richard Avedon. Parmi les nombreuses mesures attentatoires aux DPC/DECS (par le biais de réductions de financements publics, l’interdiction de mots d’une certaine terminologie, l’élimination d’infrastructures, etc.) on peut mentionner :
- Répression de la liberté d’expression = atteinte au droit à la liberté d’expression (art. 19, PIDCP)
- Restriction de la liberté de la presse = atteinte au droit à la liberté d’expression (art. 19, PIDCP) et au droit de participer à la vie culturelle (art.15 PIDESC)
- Offensive contre la diversité, l’équité et l’inclusion (DEI) = atteinte au droit à l’égalité et à la non-discrimination (art.2, PIDCP et PIDESC)
- Entrave à l’exercice du droit de vote = atteinte au droits de vote et droit de prendre part à la direction des affaires publiques (art.25, PIDCP)
- Recul des droits civiques et affaiblissement des droits des personnes LGBTQ = atteinte au droit à l’égalité et à la non-discrimination (art.2, PIDCP et PIDESC)
- Blocage des financements destinés aux infrastructures et à la lutte contre le changement climatique = atteinte au droit de bénéficier des progrès scientifiques et technologiques (art. 15, PIDESC) et au droit à un niveau de vie suffisant (art.11, PIDESC).
- Réduction des prestations de sécurité sociale = atteinte au droit à la sécurité sociale (art.9, PIDESC)
- Diminution des financements de l’éducation = atteinte au droit à l’éducation (art.13, PIDESC)
- Affaiblissement des droits des travailleurs = atteinte au droit de jouir de conditions de travail justes et favorables (art.7, PIDESC)
- Perturbation du système de santé publique = atteinte au droit à un niveau de vie suffisant (art.11, PIDESC)
- Dégradation de l’environnement, marquée par l’augmentation de la pollution de l’air et de l’eau ainsi que le démantèlement des programmes de justice environnementale = atteinte au droit de jouir du meilleur état de santé physique et mentale (art.12, PIDESC)
- Arrestation des étudiants manifestants qui n’ont pas été inculpés = atteintes au droit à la liberté et à la sécurité de sa personne (art.9, PIDCP), droit à la liberté d’expression (art.19, PIDCP), droit de réunion pacifique (art. 21, PIDCP), droit de s’associer librement aux autres et de constituer des syndicats (art.22, PIDCP), violation du Posse Comitatus Act (1878)
- Exécutions extrajudiciaires = atteinte au droit à la vie (art.6, PIDCP)
- « Travel Ban », interdiction d’entrée aux Etats-Unis pour les ressortissants de 12 pays = atteinte au droit à la non-discrimination (art.2, PIDCP/PIDESC) et au droit sans discrimination à une égale protection de la loi (art.26, PIDCP)
Ce qui se passe actuellement aux États-Unis n’est pas une simple défaillance de l’État dans la promotion, la facilitation et la fourniture des DECS/DCP à ses citoyens, mais une contribution active et de premier plan à leur violation et à leur négation. Or, « la mise en œuvre des droits économiques, sociaux et culturels n’est pas seulement une obligation morale des États, mais aussi une obligation juridique, fondée sur des traités internationaux (…). Les États ont donc le devoir de respecter, de protéger et de mettre en œuvre les droits économiques, sociaux et culturels.» Plus précisément, le cadre conventionnel et juridique régissant ces droits établit une obligation de respecter, de protéger et de réaliser pleinement ces droits (art. 2 du PIDESC) – avec certains droits, comme le droit à l’éducation, devant être disponibles, accessibles, acceptables et de qualité, c’est-à-dire adaptables et adéquats (cf. Katarina Tomaševski). En conséquence, Human Rights Watch insiste que les programmes économiques des États-Unis « devraient être transformés afin de garantir à chacun la jouissance de ses droits à l’alimentation, au logement, aux soins de santé, à l’éducation, à la sécurité sociale et à d’autres droits économiques, sociaux et culturels. Mais l’approche de Trump ne semble accorder aucune considération à ceux-ci ni à aucun autre droit ».
Cet article invite à partir du projet de Richard Avedon de visibilisation et mise en valeur des cols bleus et du précariat américain de son époque pour appeler à celle de nos contemporains, qui souffrent de graves atteintes à leurs DECS et DCP sous l’administration Trump 2.0. En effet, parmi les nombreux projets de loi (« Acts ») délétères à ce corpus de droits, le One Big Beautiful Bill Act (beautiful for who?) entraînerait à lui seul d’importantes coupes dans le Medicaid, l’Obamacare, l’aide alimentaire (Supplemental Nutrition Assistance Program), l’Affordable Care Act, le Low-Income Home Energy Assistance Program, et causerait les plus grands préjudices aux Américains qui peinent le plus à joindre les deux bouts – soit 30% de la population, incluant 4,4 millions d’étudiants issus de familles à revenus faibles ou modestes qui pourraient perdre leurs bourses d’études. Dans l’attente d’un « In the American West bis », il convient de mener un travail de réflexion sur la validité du statut historique des États-Unis en tant que Welfare State démocratique .

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